Trente ans avant… la maison sur le Fleuve

Troisième épisode du récit de Marie-Paul FARINA

III- LA MAISON SUR LE FLEUVE

Année scolaire 1989-1990

Nous fûmes surpris, en septembre, dès la salle d’embarquement de l’aéroport, de penser avec tant de plaisir à notre retour en Afrique. Avant de quitter Bangui, nous avions visité le premier étage d’une maison dont la terrasse sous un immense flamboyant face au fleuve nous avait émerveillée et l’avions louée pour la rentrée, peut-être la perspective d’habiter quotidiennement dans tant de beauté nous faisait-elle oublier notre gêne, et le mot est faible, à devoir nous retrouver “patron” et “patronne”, ce coup-ci pour de bon, de toute une maisonnée : boy, gardien de jour et gardien de nuit. L’année précédente, nous nous étions débrouillés seuls et avions à cause de cela failli être refoulés à l’aéroport, le policier contrôlant la pile de papiers prouvant que nous ne nous sauvions pas en catimini en laissant sur place nos impôts, notre boite postale, nos loyers etc… impayés, après avoir vu tout cela mais cherché en vain l’équivalent local des papiers de déclaration à l’URSAAF des employés de maison, nous avait fait sortir de la file d’embarquement et ne nous avait permis de la réintégrer qu’après une demi-heure de palabres et l’intervention de collègues, témoins attestant du fait qu’il pouvait exister des Blancs n’ayant aucun Noir à leur service et que nous étions dans ce cas. Pour retrouver l’estime de ce policier atterré par une pareille radinerie, nous lui avions promis, juré que nous allions déménager et avions déjà embauché trois personnes pour la rentrée scolaire de septembre.

(peinture Michel Ouabanga)

Le premier de nos futurs employés avait été vite trouvé, André, le gardien de nuit de notre immeuble qui, tous les soirs gagnait son argent de poche en lavant notre Pony dans la cour, venait d’être renvoyé après avoir été retrouvé ivre mort sur son carton et même en sachant qu’avec lui comme boy les lendemains n’allaient pas être tristes, nous lui avions promis le job. Le deuxième, Alphonse, était heureusement déjà gardien de nuit de la maison vide et nous n’avions eu qu’à lui confirmer au moment de notre visite qu’il n’était pas dans nos intentions de lui faire perdre son travail. Le troisième, Vincent, s’était présenté à nous à ce moment-là, me semble-t-il, pour nous signaler qu’il nous fallait aussi un gardien de jour et qu’habitant dans le coin, il était prêt à faire cela pour nous, mais qu’il apprécierait beaucoup, en quelque sorte comme cadeau de bienvenue, que mon mari lui rapporte de France un de ses anoraks et nous arrivions avec un anorak dans nos valises qu’à notre grand étonnement puis amusement Vincent revêtit stoïquement malgré la chaleur chaque fois qu’il montait dans la Pony pour ses sorties en ville.

À notre arrivée, tout le monde était là, c’est Yves Rolland, le fils de la propriétaire qui, en l’absence de sa mère, nous avait fait visiter la maison, je ne sais plus si c’est lui ou sa mère qui nous donna les clés à notre arrivée mais si ce n’est à notre arrivée, en tous cas un peu plus tard, “tante Ruth” fut libérée de sa résidence surveillée en ville pour passer le reste de l’année en résidence surveillée dans la maison dont elle était propriétaire et qu’elle occupait, à peu de distance de la nôtre, gardée par le groupe de jeunes godobés qui assuraient en permanence sa sécurité. “Tante Ruth” était la principale opposante au général Kolingba qui, à l’époque, dirigeait la RCA, elle avait, l’année précédente, en voiture, coupé la route du président et les militaires de la garde présidentielle n’avaient pu la déloger pour l’amener dans leur camion qu’en la transportant en la tenant par les mains et les pieds. Elle avait, et ce n’était pas la première fois, été emprisonnée pour “incitation aux troubles et propos diffamatoires”. Toucher à tante Ruth n’était pas sans risque parce qu’elle était l’icône du Km 5 et chacune de ses arrestations pouvait déclencher une émeute, elle était depuis longtemps connue pour ses largesses et ses distributions de cartons d’huile, savon, riz et autres dans les quartiers mais, en France comme dans toute l’Europe, elle avait eu son heure de gloire au moment du scandale des diamants de Giscard dix ans auparavant. Elle nous invita à boire un Coca, sûrement un jour où nous allions payer le loyer, et, pendant que sa mangouste sous la table de la terrasse nous mordillait les pieds, nous montra en riant le dossier presse, avec articles et interviews de l‘Express, du Mondeetc…, qu’elle avait constitué sur “l’affaire”. Elle avait été proche de Bokassa et dirigeait la Croix rouge centrafricaine à laquelle Giscard disait avoir fait un don du montant des cadeaux en diamants et en ivoire qu’il aurait reçus. Elle avait sûrement été liée à “l’affaire” de deux autres manières car elle exploitait des concessions d’or et de diamants et était mariée à l’unique armurier de Bangui, monsieur Rolland, qui organisait à l’époque la plupart des grandes chasses qui avaient décimé tout le gros gibier de la république centrafricaine, chasses dont Giscard était très friand et qui l’avaient fait venir en Centrafrique plusieurs fois alors qu’il était ministre de Pompidou.. Elle disait que ses ennuis avaient fait fuir tout le monde y compris son mari, qui était parti vivre une retraite tranquille et sûrement dorée à Paris. Nous la quittâmes sans or ni diamants, mais avec une très grosse mangue en ivoire qui est, aujourd’hui encore, sur les étagères de mon fils. 

La maison était sur la pente de la colline, face à l’Oubangui et aux collines vertes, très vertes de la République Démocratique du Congo qui, à l’époque, s’appelait Zaïre. C’est en les regardant que je compris le titre du roman d’Hemingway “les collines vertes d’Afrique” resté pour moi, jusque-là, énigmatique. Dans mon Afrique, les collines n’étaient pas vertes. On accédait, au premier étage sur le fleuve que nous occupions, par l’arrière qui donnait directement sur un petit parking et un chemin derrière lequel commençait la forêt. Si nous avions, ce que nous n’avons jamais fait, continué à grimper en suivant pendant quelques kilomètres le minuscule sentier qui commençait derrière chez nous, nous aurions pu parvenir à la cathédrale qui se situait exactement au bas de l’autre versant de la colline. Au rez-de-chaussée, auquel menait une autre entrée, vivait un pasteur baptiste américain et sa femme résidant depuis plus de vingt ans en Centrafrique, seule la fenêtre, en retrait, de la cuisine nous permettait de voir leur jardin, partout ailleurs nous pouvions avoir l’illusion d’être les seuls occupants de cette maison et l’illusion d’être perdus, seuls, sans voisins, au sein d’une nature intacte.

(peinture Michel Ouabanga)

Nous avions ramené, dans nos valises et nos bagages de cabine qui pesaient une tonne, le plus grand nombre de livres possible et des enregistrements sur cassettes de tous les disques vinyle que nous aimions. Ces cassettes, nous devions les conserver au frigo et les écouter sur notre petit transistor, radio et lecteur de cassettes à piles, qui allait nous servir à suivre sur RFI l’incroyable déclaration de guerre des États Unis, de la France et autres à Sadam Hussein pour avoir envahi le Koweit. Nous n’avions, bien sûr, pas de télé et pour réussir à avoir une communication téléphonique il fallait passer par un opérateur qui, selon qu’il était bien ou mal luné, mettait une demi-heure ou trois heures pour vous passer votre correspondant que parfois vous ne trouviez plus. Seuls  nos amis, nos livres, Cimarosa, Marcello, Gabrielli, Mozart, Chopin et Bach, écoutés en boucle, parvenaient à nous faire échapper à l’angoisse qui, de temps en temps, surtout le soir, et malgré la beauté du lieu, nous serrait le cœur. À la tombée de la nuit, et ô combien la nuit était noire, les rires et les bavardages d’Alphonse et de ses amis gardiens nous permettaient de nous endormir sous notre moustiquaire en oubliant l’obsédante pulsation des tambours qui accompagnait pendant des heures les cérémonies funéraires dans le quartier en contrebas, le long du fleuve. Mort omniprésente dans cette ville et ce pays ravagés par le sida dont l’épidémie était venue se surajouter au paludisme, à la brucellose, aux amibiases et autres plaisirs plus habituels. Souvent, sur le chemin, ici ou là, devant une maison, on voyait un homme tête rasée et en haillons portant pour toute la famille le deuil d’un de ses proches et qui, au terme du deuil, revenu symboliquement à la vie, brûlerait sa vieille défroque pour s’habiller à nouveau de neuf.

La vie s’organisa et nous passâmes en quelques jours du statut de “patron, patronne” à celui de “papa, maman” beaucoup plus exigeant. Pour limiter les constitutions abusives de patrimoine, au fil des années, le ministère dont nous dépendions, coopération ou affaires étrangères, je ne sais plus, avait supprimé les postes doubles et limité le temps de présence dans le même pays à six ans, Raymond qui ne travaillait pas l’année précédente avait obtenu pour cette rentrée un poste dit “local” de documentaliste au lycée. Il abandonnait à André avec plaisir balai et serpillière dont le maniement s’avérait sous ces latitudes beaucoup plus difficile qu’en Bretagne pour une bibliothèque qu’il réorganisa avec délices de fond en comble mais il conserva à la maison son boulot de cuistot, la confiance a des limites tout de même ! Quant à moi, je continuai à faire la vaisselle et à laver notre linge mais lui confiai le repassage que j’ai toujours détesté et qui m’avait valu de nombreuses suées l’année précédente. Ai-je dit que les mouches qui pondaient leurs œufs sur le linge étendu rendait obligatoire le repassage attentif de la totalité du linge, des draps aux bretelles de soutien-gorge en passant par les chemises et petites culottes, si l’on ne voulait pas avoir ici ou là un furoncle qui, une fois mûr, laissait s’échapper un petit vers bien vivant ? André, il faut lui reconnaître cela, nous préserva toujours efficacement de ces hôtes bien peu ragoûtants mais continua à arriver de manière régulière assez imbibé d’alcool ou de vin de palme, pour que nous devions le renvoyer chez lui. Je le revois, tanguant dans la cuisine, son bol de café à la main, et me disant avec un air de pécheur repenti : “pardon maman, pardon maman”. Quelques jours plus tard, nous découvrions, en rentrant du lycée, Vincent, interprétant très librement son rôle de gardien de jour mais l’assumant tout de même, puisqu’il nous fallut l’enjamber pour réussir à ouvrir notre porte sans nous inquiéter davantage, tant l’odeur d’alcool qui émanait de tout son corps était dépourvue d’ambiguïté. Une fois réveillé, il nous joua la scène la plus burlesque de son répertoire qui, pourtant, en comptait beaucoup : se jetant à genoux devant Raymond il prit sa main, la posa sur le sommet de son crâne et lui dit : “tape moi papa, tape moi”, la tête de Raymond pendant cette scène me fit pleurer de rire pendant plusieurs jours et me fait rire encore aujourd’hui.

Je dus tenir un cahier, pour chacun d’entre eux, des entrées et des sorties d’argent. Je les payais au mois, j’essayai de les payer à la semaine mais cela ne régla rien, tous les deux ou trois jours l’un ou l’autre me demandait, par écrit, pour des raisons toujours plus surprenantes les unes que les autres une avance sur leur salaire qu’ils me remboursaient en partie très vite, en partie de manière échelonnée, me forçant à des calculs dans lesquels le plus accompli des comptables se serait perdu et dans lesquels je me perdais toujours, rageant de me faire avoir si facilement mais ô combien admirative de la manière élégante dont ils me roulaient tous les deux dans la farine. Je conservai longtemps ces feuilles de cahier d’écolier sur lesquels l’écrivain public de leur quartier rédigeait en termes fleuris et respectueux leur demande d’argent. Pourquoi par écrit ? Je n’ai jamais pu le savoir. André était marié et avait un fils de onze ans qui allait à l’école et dont nous comprîmes très vite que nous étions aussi le papa et la maman relais, il arriva un soir avec un cahier sur lequel l’infirmier du dispensaire avait inscrit “gonorrhée”, il nous le donna pour que nous achetions à la pharmacie les médicaments qui lui étaient nécessaires, c’est ce que nous fîmes. Lassée d’être prise pour une idiote et persuadée qu’il comptait sur nous pour soigner la saloperie qu’avait chopée son oncle ou son voisin, je lui dis de venir lui-même tous les jours prendre à la maison son antibiotique et, à ma grande surprise, c’est ce qu’il fit. Il avait vraiment une chaude-pisse à onze ans !.

Quand la femme d’André fut enceinte, il voulut appeler Farina son prochain enfant mais là, notre fils qui était près de nous à ce moment-là, réagit très, très mal à l’idée que l’on pût croire ne serait-ce qu’un instant que son père avait procréé en Centrafrique et Raymond remercia André de l’honneur qu’il lui faisait mais refusa d’assumer cette paternité symbolique. Je compte aujourd’hui : nous pourrions avoir un « fils » ou une « fille » centrafricaine de trente ans.

(peinture Michel Ouabanga)

Alphonse, protestant, c’est ainsi qu’il se définissait, était le plus sérieux des trois, il arrivait le soir impeccablement habillé, allait se changer dans une petite pièce sous la maison pour revêtir ses vêtements de travail et au matin repartait aussi impeccable qu’il était arrivé, c’est lui qui nous fit prendre conscience de réalités auxquelles nous étions bien peu préparés. Quand arriva le générateur électrique que nous étions très contents d’avoir pensé à nous procurer en France pour pouvoir lire pendant les pannes d’électricité quotidiennes en saison sèche, Alphonse et Vincent vinrent nous dire que c’était le générateur ou eux. Une place près du muret qui bordait la route, disons le chemin, d’accès à la villa était prévue pour un générateur et c’est en la voyant au moment de notre visite en juin que nous avions eu l’idée de cet achat mais la maison n’avait pas de mur d’enceinte et Alphonse nous dit avec bon sens qu’avoir à l’extérieur et aussi facilement accessible un objet d’un tel prix c’était une tentation à laquelle aucun voleur ne résisterait. Il n’avait pas l’intention de mourir pour notre générateur, la maison de Mannan était entourée de hauts murs, il nous racheta notre générateur et nous gardâmes Alphonse et Vincent. Mais, même sans générateur, il savait, ce que nous n’avions pas encore vraiment intériorisé, que son travail était réellement dangereux, le jour où il nous demanda s’il pouvait “flécher” ou pas des voleurs qui attaqueraient la maison, nous eûmes honte de lui faire courir un tel risque pour défendre nos maigres biens mais ne parvenions pas non plus à envisager que des voleurs puissent être tués pour cela. Là aussi, aucune hésitation, aucun scrupule ne fut de mise et tous les soirs, dans l’appentis, après s’être changé, Alphonse récupérait son arc et ses flèches pour défendre notre vie et la sienne.

Ces arcs artisanaux ne payaient pas de mine et semblaient fabriqués à la va vite avec une branche taillée grossièrement et une sorte de fine tige de plante séchée en guise de corde mais tous les gardiens étaient ou avaient été chasseurs et les maniaient avec efficacité. La pointe en fer des flèches était plus redoutable qu’il n’y paraissait, à la salle des professeurs du lycée, une collègue effarée nous avait raconté comment, en son absence, son gardien de jour, pourtant ami de longue date de son gardien de nuit, l’avait fléché et tué à la suite d’une querelle aussi soudaine qu’imprévue. Avant notre départ, la maison fut attaquée de nuit et à coups de cailloux par un groupe d’inconnus qu’Alphonse réussit à faire fuir avec l’aide du gardien du terrain voisin. Réveillée par le bruit des pierres tombant sur le toit de tôles j’avais voulu ouvrir la porte pour mettre les deux gardiens à l’abri mais Raymond plus raisonnable que moi m’en empêcha, Alphonse aurait été ulcéré par une telle proposition, gardien était son métier et il mettait un point d’honneur à mériter son très modeste salaire et à nous protéger en toutes situations. Une des pierres cassa une vitre et atterrit dans le salon, une autre toucha Alphonse à la poitrine, il nous dit avoir tiré plusieurs flèches mais, à sa connaissance, n’avoir tué ou blessé personne. Le lendemain, le radiologue lui trouva une côte fêlée qui le fit souffrir plusieurs jours.

 “C’est les Zaïrois”… Sur le fleuve, quand quelque chose n’allait pas, c’était toujours la faute des Zaïrois. Une nuit, on entendit le bruit d’une course aux alentours de la maison puis deux coups de feu, Alphonse était resté près de la porte et ne savait pas ce qui s’était passé, Vincent, qui n’était pas là, au matin, lui, savait, c’était les Zaïrois qui avaient traversé le fleuve en pirogue et… suivait un récit très précis de leur incursion. Au lycée, j’appris que trois prisonniers s’étaient échappés d’un convoi les amenant à la prison de Ngaragba, avaient été poursuivis et rattrapés près de chez nous et que l’un avait été blessé ; vexée d’avoir cru une fois de plus à ses fariboles, je racontai cela le soir à un Vincent qui resta de marbre, “Ah !” dit-il simplement avant de repartir dans le petit champ de manioc et tomates qu’il avait cultivé en défrichant une parcelle de forêt, de l’autre côté du chemin, en face de notre porte qu’il surveillait ainsi tout en s’occupant de manière rentable. Le manioc était pour lui et il nous revendait les tomates après les avoir arrosées de sa sueur et de l’eau de notre robinet en saison sèche. L’année suivant notre départ, le Rock club, sorte de dépendance, au bord du fleuve, de l’école et du lycée français, où les enfants sautaient dans la piscine pendant que les mères papotaient et jouaient au bridge, subit une attaque venant du fleuve, des hommes en pirogue envahirent rapidement le lieu, piquèrent tous les sacs et portefeuilles à leur portée, arrachèrent quelques colliers et repartirent par le fleuve comme ils étaient venus : Zaïrois, pour sûr, me dit la personne me racontant cela !

One Response to “Trente ans avant… la maison sur le Fleuve”

  1. Couturier writes:

    Marie-Paule Granès fut , il y a 60 ans , l’étoile du Sig . Marie-Paule Farina , il y a 30 ans, fut l’inimitable soleil de BANGUI .Tout est dit dans ce cauchemar apparent qui fut un paradis . Une régalade en tout point . Mille découvertes transcrites avec talent , émotion et précisions .Bravo et Bingo à mon amie de la Réunion .

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