Trente ans avant…. IL ÉTAIT UNE FOIS L’AFRIQUE
dimanche, 3 mai 2020
Marie-Paule FARINA est autrice (Le rire de Sade, essai pour une sadothérapie joyeuse), philosophe et enseignante. Entre l’Algérie où elle est née, Saint Malo et La Réunion où elle réside désormais, elle a beaucoup voyagé avec son mari le poète Raymond FARINA. Nous lui avons demandé ce récit de voyage, tellement touffu et inspirant qu’il va être publié en six étapes sur le site de l’Institut Charles Cros. Le confinement est un voyage immobile qui se ressource aux expériences et aux espaces d’autrui. Merci à elle qui, de sa plume précise, émue et mordante, nous fait rencontrer La Centrafrique des années 1980, un pays violenté qui tentait de survivre dans une relation énergique à son passé.
« Ça se fiche de nous la nature » (lettre de Flaubert à Georges Sand)
I- « PARTIR… PARTIR. » Premier épisode
“L’étendue marque de ma puissance, le temps marque de mon impuissance” affirmait un maître à penser du début du XXèmesiècle, que n’avait-il vécu en cette année 2020 où, en trois mois, un virus maîtrisait toute la surface de la planète et figeait dans des abris l’humanité entière. Quand tout déplacement dans l’espace devient impossible se révèle peut-être à nous notre vraie puissance, l’imaginative, celle qui nous fait voir la réalité au travers de nos peurs et de nos désirs, la folle du logis, qui devient d’autant plus folle que le logis est clos et que son ennemie de toujours, la raison rationnelle raisonnable ne sait plus à quel saint se vouer. Errances de l’imagination dans un temps à venir où les projets lentement construits s’effondrant, il est de plus en plus difficile d’oublier qu’au milieu de l’incertitude générale une seule certitude subsiste c’est que, et ce quoi qu’il arrive, nous mourrons. Face à cela, effectivement nous sommes impuissants mais reste en notre puissance l’immense territoire du passé.
Je n’ai qu’à tirer un livre de ma bibliothèque pour aller vivre et rêver un moment dans la Rome d’Epictète ou l’Athènes de Platon, pour m’asseoir à La Coste dans le parc de Sade, pour partager avec Louise Colet les lettres d’amour de Flaubert et si, pour une raison ou une autre je ne peux lire, si pour une raison ou une autre je suis seule et ne peux échapper à cette solitude, il m’est toujours possible d’utiliser mon imagination non pour anticiper l’avenir et jouer à me faire peur mais pour reconstruire le moment du passé, de mon passé que j’ai choisi de revivre, ça c’est un voyage que nul virus ne menace, que personne ne peut m’interdire d’effectuer et au retour duquel aucune quarantaine ne sera nécessaire.
Rentrée scolaire 1989
Du chauffeur de taxi au marchand de papillons, tous les Centrafricains, auxquels au début de mon séjour en RCA je disais que je n’étais pas Européenne puisque j’étais, comme eux, née en Afrique, riaient et me répondaient toujours : “en Afrique blanche, patronne, en Afrique blanche”.
Quand on est née en Afrique du Nord et qu’on part en Afrique subsaharienne après trente ans passés en France une partie de soi, l’adulte, sait qu’elle s’exile mais l’autre la plus profonde, la plus cachée part en toute confiance retrouver un continent familier. Cette illusion qui était la mienne avait déjà été ébranlée par le trajet en avion entre Roissy et Bangui où, le nez collé au hublot, j’avais constaté avec étonnement combien la Méditerranée, toute bleue, était petite, une sorte de mer intérieure séparant deux bandes de terres habitées au Nord et au Sud, par rapport à l’immensité jaune ocre du Sahara après laquelle commençait, pour moi qui suis du chaud et sec, l’inconnu et son immensité, tout aussi uniformément verte que le désert était jaune, coupée par de longs fleuves marrons serpentant entre des arbres si serrés qu’ils semblaient, d’en haut, une pelouse où, malgré tous mes efforts et la transparence de l’air, je ne parvenais à percevoir aucun signe de présence humaine.
À l’arrivée, la nuit tombait et pourtant il faisait chaud, si chaud, que je me retournais sur la passerelle pour voir si je n’étais pas devant ou derrière un réacteur. J’étais en sueur, mes vêtements collaient à ma peau et c’est dans un demi brouillard, que je vis et entendis un grand noir souriant dans un uniforme impeccable me dire en me touchant le bras : “ça va, patronne.” et n’eus même pas la force de protester que, jamais au grand jamais, je n’avais été ni ne voulais être la patronne de quiconque.
Bien sûr, je savais que Bangui était quasiment sur l’Équateur et que donc, il devait, quelle que soit la saison, humide ou sèche, y faire chaud mais voilà j’avais passé toute mon enfance dans un village d’Algérie où il faisait 45° en été et regardant avant le départ la météo de Bangui j’avais vu que la température ne dépassait jamais les 34,35° et avait souri en pensant qu’une température comme celle-là, qui en effrayait d’autres, serait pour moi quasi printanière.
Heureusement je n’étais pas seule et la proviseure du lycée français où j’allais enseigner était venue nous chercher en voiture pour nous emmener, mon mari et moi-même, dans un restaurant au bord du fleuve et ensuite dans l’appartement qui avait été loué pour nous. Dans l’avenue Boganda, la rue principale de Bangui, devant chaque petit immeuble d’un étage, sur le trottoir, dans la nuit, un grand carton déployé et un homme couché à même le sol ou fumant, assis. Le gardien de nuit de l’immeuble, André, nous laissa entrer. L’appartement au premier étage avait deux chambres avec de vieux climatiseurs qui faisaient un bruit d’enfer et deux lits avec des sortes de baldaquins auxquels étaient attachées d’immenses moustiquaires coulissantes. Nous nous étions levés le matin dans la fraîcheur d’une petite maison dinardaise près du port, aussi excités que des marins prenant enfin le large après une trop longue période à terre, et nous couchions le soir, épuisés, au centre de l’Afrique, gardés par un homme couché sur le trottoir devant notre porte et dans une moiteur en laquelle se noyaient toutes nos sensations.
En Afrique comme ailleurs, à Bangui plus qu’ailleurs, il y a des pensées du jour et des pensées de la nuit car, à Bangui, seule la route de l’aéroport et quelques places sont éclairées, partout ailleurs la nuit est noire et aussi angoissante qu’en brousse, peut-être est-ce pour cela que le lendemain soir, avant que la nuit tombe, un collègue était là pour nous amener dîner chez lui. Un coup de klaxon, dans la nuit un jeune noir en short, torse nu, machette à la main, la corde de son arc en travers de la poitrine et une lampe fixée sur la tête ouvrait le portail pour laisser passer la voiture, jamais je n’aurais imaginé voir cela, j’avais l’impression d’être prise dans le tournage d’un vieux film colonial en noir et blanc et ne savais quel comportement adopter, fallait-il rire ? Fallait-il rester sérieuse ? Fallait-il en parler ou faire comme si tout cela ne nous surprenait en rien ? Comment allions-nous devoir nous comporter dans ce monde dont nous comprenions enfin combien il était loin de tout ce que nous avions connu et imaginé jusque-là. Il allait falloir apprendre, tout, et finalement cette perspective loin de nous effrayer, nous redonnait le sourire.
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Quand nous avions dit au lycée à Saint Malo qu’ayant demandé un poste au Maroc le ministère nous écrivait pour nous proposer un poste à Bangui pour lequel personne n’avait postulé et que nous hésitions, notre proviseur très choqué nous dit qu’on ne quittait pas un poste double de philosophie à Saint-Malo pour un poste au fin fond de l’ancien Oubangui-Chari, nos élèves, par contre, rêvant singes, éléphants et lions nous poussaient à partir de même que nos enfants (grands) qui y voyaient l’occasion de quelques voyages exotiques mais la première chose que l’ambassade nous fournit à l’arrivée fut une pile assez impressionnante de feuilles polycopiées dont chacune était consacrée à un insecte dont il fallait apprendre à se préserver. De la redoutable femelle de l’anophèle n’attaquant qu’à partir de la tombée du jour et à laquelle personne n’échappait, à la minuscule papillonite qui, comme son nom ne l’indique pas, est une sorte de petit insecte rampant sur votre cou ou votre joue de préférence et dont le corps est constitué d’un acide qui, au moment où vous l’écrasez distraitement d’une tape croyant avoir à faire à une mouche, provoque une brûlure profonde et insupportable, en passant par toutes les mouches ayant la détestable habitude de pondre leurs œufs sur votre linge ou votre peau en donnant naissance un peu plus tard à tous les types de vers possibles et imaginables qui, dans le meilleur des cas, se contentent de former de petits furoncles sur votre peau quand ils sont prêts à sortir et dans le pire font un plus ou moins discret parcours dans votre corps et sont visibles par ceux qui vous entourent quand ils passent dans le blanc de votre œil.
Personnellement je n’eus à souffrir, malgré la moustiquaire et la nivaquine à laquelle elle était depuis longtemps devenue résistante, que de l’anophèle, des minuscules et encore plus redoutables amibes et de petits taons, nombreux au bord du fleuve, qui avaient pris goût à mes chevilles et à mes coudes où ils provoquaient régulièrement une enflure assez impressionnante.
J’avais quarante-cinq ans et mon mari cinquante, à Dinard, dans notre rue, nous étions les plus jeunes, à Bangui, au lycée, nous étions les plus vieux, tous étaient très jeunes, en couple ou pas, sans enfants ou avec enfants en bas âge et tous s’inquiétaient pour notre santé. Que l’on s’inquiétât pour nous de cette manière fut je crois ce qui nous surprit et nous toucha le plus. Entre l’Afrique et nous, l’école française et le lycée André Malraux constituèrent une sorte de filtre protecteur totalement inattendu et un microcosme lui-même assez fascinant.
La proviseure vivait seule et luttait contre les moustiques en maintenant, la nuit, une température glaciale chez elle, son grand luxe (très envié) était la possession de cet appareil de climatisation en parfait état de marche qui lui permettait de dormir toutes les nuits sous la couette, comme chez elle, disait-elle. Je ne me souviens plus quelle était sa région d’origine.
Marie-Hélène vivait avec son fils Karim de six ans environ ; son mari ou compagnon qu’elle avait connu en Afrique de l’Ouest était un opposant à Sékou Touré qui avait fui la Guinée mais que Sékou Touré avait fait assassiner en Côte d’Ivoire. C’est Marie-Hélène qui nous amena en voiture, bien peu de temps après notre arrivée, chez le médecin militaire qui s’occupait des coopérants au moment de notre première crise de paludisme résistant. Quelques jours plus tard un instituteur de l’école française que nous n’avions vu qu’une fois tapait à notre porte avec sa boite d’halfan, la seule molécule existant à l’époque pour arrêter une crise de paludisme et qui ne pouvait être prise qu’à titre curatif et pas préventif, il savait qu’il n’aurait pas la force de se traiter tout seul et de prendre toutes les quatre heures son cachet alors qu’il aurait une fièvre de cheval. Quand un instituteur ou un professeur était absent le matin quelqu’un quittait le lycée ou l’école pour aller voir s’il n’avait pas besoin d’aide, les crises étaient toujours redoutables et beaucoup perdaient conscience avant de pouvoir se soigner. La solidarité était vitale.
C’est le chasseur de l’équipe, professeur de français, qui était venu nous chercher le premier soir pour nous emmener dîner chez lui avec sa femme Sylvie et le second chasseur du lycée, professeur de physique qui nous avait raconté ce soir-là comment il avait su, en trouvant la semaine précédente, à son réveil, une flaque d’eau sous son lit, qu’il était fétiché. Il avait une compagne centrafricaine qui était terrifiée depuis. Ils partaient ensemble, en brousse, dans un vieux 4X4 avec des poulets vivants sur le toit parce qu’avec la chaleur rien ne se conservait, je me souviens surtout des poulets et d’avoir pensé qu’ils avaient bien peu confiance dans leur qualité de chasseurs pour se nourrir.
Par Marie-Hélène nous connûmes Martine qui enseignait les mathématiques au lycée et Cheikh Omar. Cheikh Omar était poète, Guinéen lui aussi et lui aussi opposant à Sékou Touré, leur fils Yves-Dian avait trois ans et allait à l’école française, la cour de récréation de l’école venait de lui faire prendre conscience de sa négritude, nous prenions le café dans le salon de leur appartement, quand, assis sur les genoux de sa mère il se mit, poings fermés, à lui taper sur la poitrine en criant : “pourquoi tu es blanche, pourquoi tu es blanche.”
Julie, la professeure de dessin, était de Rodez, c’est chez elle que tout le monde se retrouvait, son mari Manann enseignait la chimie à la fac, il était d’origine kurde syrienne. Son ami, toujours présent, professeur à la fac lui aussi, notre doyen à tous, d’origine iranienne quant à lui, disait en riant, quand un kurde du sommet de sa montagne voit quelqu’un, n’importe qui, en bas, avant même qu’il n’entame sa montée il fait la cuisine pour le recevoir et lui offrir l’hospitalité et Manann est comme ça…Mannann était comme ça effectivement et Julie aussi :avec leurs quatre petites filles Hêv, Sev, Cîhan et Océane ils nous firent découvrir toutes les subtilités de la cuisine kurde et de la cuisine ruthénoise mais aussi de la cuisine vietnamienne et centrafricaine, la cuisine de leurs amis car ils partagèrent aussi avec nous tous leurs amis.
Les Dallo habitaient un peu en dehors de la ville, je crois que leur cuisine et leur conversation a été un des régals de notre séjour en Centrafrique. Lui, déjà assez âgé, avait été ministre de Bokassa dans les années 60, sûrement franc-maçon et nous parlait du Dojo qu’il fréquentait. Je crus comprendre qu’il y occupait un niveau élevé dans la hiérarchie après avoir franchi toutes les étapes dont un long stage au Japon, mais m’intéressa surtout ce qu’il nous raconta de son arrivée en France à neuf ans. Son père, nous disait-il, l’avait initié et en avait fait un adulte avant l’heure pour qu’il puisse monter dans le premier bateau affrété par la France coloniale pour amener des enfants de l’Oubangui Chari et de l’Afrique Occidentale Française en France pour suivre des études. Toutes les religieuses de la Mission de Bangui avaient collecté de la laine et tricoté des pull-overs en prévision de l’hiver français et celles qui les accompagnaient avaient continué pendant tout le trajet mais à l’arrivée au Havre, en plein hiver, le nombre de pulls tricotés était insuffisant pour couvrir tous les enfants. De cela, il se souvenait, de même que de la force que son père lui avait communiquée et qui lui avait permis de surmonter sa peur atroce de ce monde inconnu et si froid. À la fin de ses études, il était descendu à Nice voir la Méditerranée et là, un enfant, échappant à la surveillance de sa mère avait couru vers lui sur la Promenade des Anglais et avait touché sa peau pour s’assurer qu’il n’était pas couvert de cirage. Il était rentré beaucoup plus tard à Bangui, son diplôme d’ingénieur des Ponts et Chaussées en poche et avait retrouvé sa famille après presque deux décennies de séparation. Sa femme était une grande Hollandaise appartenant à un groupe évangéliste, elle nous avait raconté la série incroyable d’ennuis qu’ils avaient traversés avant de penser qu’ils avaient dû être fétichés et de se décider à appeler à l’aide un désenvoûteur qui avait déterré un fétiche déposé par un ennemi inconnu d’eux dans leur jardin près du seuil de leur maison, interrompant ainsi et définitivement la série noire de leurs malheurs. Leur fils aîné, musulman, faisait du commerce, nous n’avons pas osé demander de quoi, entre la RCA et le Tchad et était à ce moment-là au Tchad pour ses affaires. La fille était présente et il y eut entre nous une sympathie immédiate, elle était catholique, venait de prononcer ses vœux et passait un moment chez ses parents en attendant de partir en mission dans un pays d’Afrique de l’Ouest, j’ai oublié lequel. Elle riait et parlait tout le temps, elle balaya en un après-midi toutes les toiles d’araignée que j’avais encore en tête et qui dataient de l’époque où j’allais prendre des leçons de catéchisme chez les religieuses de mon village. Elle me raconta son dernier fou-rire, le dimanche précédent à la cathédrale de Bangui lors du prêche en sango d’un curé nouvellement arrivé de France. Le sango est avec le français la langue nationale centrafricaine, la RCA avait et a toujours la chance d’avoir en dehors du français que tous parlaient impeccablement, une langue nationale à peu près commune à tous ses habitants car commerçant depuis très longtemps le long du fleuve, les différentes tribus avaient élaboré au cours du temps à partir de la diversité de leurs langues une langue vernaculaire. Le sango est une langue à tons comme le chinois où le même mot prononcé de manière différente a un sens différent et ce brave curé, remarquable parce qu’il avait fait l’effort, que peu de Français faisaient, d’apprendre le sango, émaillait sans le savoir son homélie édifiante d’un certain nombre de remarques salaces pour le plus grand plaisir de ses auditeurs.
Je pris conscience, à ce moment-là, du fait que nous, les Blancs, étions la principale distraction des Centrafricains et l’objet d’un nombre incroyable d’histoires que tous se racontaient et qui les faisaient rire aux éclats à nos dépens. Je lui demandais de m’en raconter car je désirais savoir quels étaient, pour eux, nos ridicules les plus risibles mais, en riant toujours, elle me fit la même réponse que mes élèves : apprenez le sango, rien n’est plus facile, et nous vous les raconterons en sango. Je n’eus pas le temps d’apprendre le sango et ne puis donc raconter aucune histoire de Blanc.
J’avais remarqué en entendant parler les Centrafricains entre eux qu’ils utilisaient régulièrement des claquements de langue très particuliers, elle me raconta que c’était ce qui subsistait d’une langue complète entièrement constituée de bruits de gorge, de raclements et de claquements de langue qu’enfant, sa grand-mère dans la brousse lui avait enseignée. Elle se souvenait du plaisir qu’elle prenait, assise sur les genoux de sa grand-mère à l’entendre ainsi moduler une parole qu’elle comprenait parfaitement à quatre, cinq ans et qu’elle avait complètement oubliée depuis.
Chez Manann nous avions aussi rencontré le collègue qui travaillait avec lui à la fac sur la pharmacopée traditionnelle centrafricaine, la vallée de la Lobaye, une rivière de l’intérieur du pays, était la plus célèbre d’Afrique et ses sorciers redoutés partout. Le collègue était chargé de la collecte (dangereuse) des recettes et des herbes, des écorces et des feuilles d’arbres utilisées pour ces différentes pratiques, blanches et noires, dirions-nous et Manann tentait (d’après ce que j’avais cru comprendre) de trouver ce qui, sur le plan chimique faisait leur efficacité et pourrait éventuellement être utilisé par des laboratoires pharmaceutiques occidentaux. Il nous raconta des histoires extraordinaires d’herbes et de plantes, je n’en ai retenu qu’une, la plus fabuleuse dont il nous assura qu’elle était vraie et qu’il avait vu, dans un village de l’intérieur, une grand-mère ménopausée depuis bien longtemps qui, pour sauver sa petite fille dont la mère était morte à la naissance, prenait des décoctions de l’écorce d’un arbre qui lui avait assuré des montées de lait lui permettant de la nourrir pendant plus d’un an avant de la faire mourir de ce qu’il supposait être un cancer du sein. Fin connue à l’avance du sorcier et de la grand-mère qui ainsi sauvait la vie de sa petite fille en sachant qu’elle y perdrait la sienne.
Nous sortions peu de Bangui, il y avait des coupeurs de route qui prélevaient leur dîme sur les rares voitures de passage mais surtout les routes étaient quasi impraticables en saison des pluies et en saison sèche la suite de creux et de bosses que la pluie avait creusés dans la latérite faisait rendre l’âme à la petite Pony bleue que nous avions achetée d’occasion. Le garagiste de la ville qui nous l’avait vendue changea, en deux ans, une à une, la quasi-totalité des pièces qu’il faisait venir à grand frais de France et c’est donc une voiture quasi neuve qui nous fut volée sur le parking gardé du lycée trois mois avant notre départ, nous eûmes la conviction, à ce moment-là, que c’était le garagiste qui devait avoir caché quelque part notre brave petite Pony pour lui servir de réserve de pièces. Avec elle et non sans mal, nous fîmes notre plus longue sortie pour voir les chutes de M’baiki à une vingtaine de kilomètres de Bangui et pique-niquer près d’un groupe de cases et d’un immense kapokier.
Le bruit de l’eau qui tombait en formant un nuage serré de gouttelettes et un superbe arc en ciel accompagné du vacarme produit par les milliers de tisserins d’un jaune éclatant qui colonisaient cet arbre vénérable constituaient un grandiose spectacle son et lumière mis en scène par une nature qui semblait dans ce pays distribuer la vie, la mort, la beauté sans compter. Plus souvent nous allions, à une dizaine de kilomètres, pique-niquer sous une petite paillote au bord du fleuve au milieu de longues et minces graminées qui ployaient sous le poids de tout petits bengalis s’envolant en tous sens à notre approche et de sensitives que je ne me lassais pas de toucher pour sentir leurs feuilles se fermer rapidement à l’approche de mes doigts. Sur le trajet nous apercevions parfois d’énormes termitières, parfois des groupes de cases, les hommes bavardaient sous le manguier, les femmes balayaient la terre rouge durcie devant leur porte ou bêchaient leur petit carré de manioc pendant que quelques poules couraient ici ou là et que les tisserins jaunes par milliers voletaient en criant autour de l’arbre où ils avaient choisi d’installer leurs nids. C’était aussi paisible que l’âge des cabanes imaginé par Rousseau entre l’état de nature et l’état social, j’avais lu à mes élèves ce passage du discours sur l’origine de l’inégalité et je crois que, comme moi, contrastant avec les bidonvilles et la misère des quartiers de Bangui, c’est à ces petits villages de brousse qu’ ils avaient pensé mais de manière évidente aucune des filles de la classe ne voyait le bonheur conjugal dans la culture d’un petit carré de manioc lui cassant les reins près de son homme assis sur une chaise à palabres et bavardant avec ses voisins. Binationaux souvent, fils et filles de ministres, d’ambassadeurs, de fonctionnaires de l’ONU, ils se savaient privilégiés mais savaient aussi combien de jalousies éveillaient leur mode de vie. Ils menaient une existence discrète et ressemblaient à tous les adolescents de leur âge que j’avais eu comme élèves jusque-là mais comme tous les adolescents de leur âge ils aimaient danser et se retrouvaient parfois je ne sais où pour cela mais rarement car, m’avait raconté une des filles, quand nous dansons, l’un d’entre nous doit toujours rester assis pour surveiller les verres. Devant mon incompréhension, elle m’avait dit leur peur d’être empoisonnés. Ils n’étaient pas paranoïaques et étaient loin d’être les seuls à avoir peur d’être empoisonnés ou fétichés ; nous avions visité peu de temps après notre arrivée le musée de Bangui, pauvre petit musée datant sûrement de l’époque coloniale où figuraient des animaux (en particulier un énorme gorille), empaillés et prêts à tomber en poussière tant ils étaient dévorés par les termites ou autres insectes du cru. Nous étions les seuls visiteurs et le gardien dont nous constituions la distraction du jour nous fit une visite commentée des quelques salles de tamtams, poteries et autres objets de la vie quotidienne. Grâce à lui nous entendîmes pour la première fois des enregistrements de chants polyphoniques pygmées et de langage tambourinaire mais il refusa d’entrer avec nous dans la salle consacrée aux pratiques magiques et aux masques dont, de manière évidente, il redoutait le pouvoir. Je crois que c’est lui qui nous expliqua les subtilités du langage tambourinaire avec ses tons, sa rythmique propre, ses tambours mâles et femelles permettant de transmettre de village en village des informations très précises. Sur la place, devant le musée, un jeune et bel homme hirsute et en guenilles campait, pendant toute notre visite nous l’entendîmes hurler à l’extérieur une longue diatribe en français dont nous ne saisissions que quelques bribes, il était là depuis quelques mois, nous dit le gardien, il avait été professeur d’histoire géographie et après son mariage avait voulu vivre à l’occidentale sans prendre en charge la totalité de sa famille dont il était le seul à avoir réussi et sa famille l’avait fait empoisonner. Redoutables familles africaines dont nous allions petit à petit découvrir le pouvoir.
L’école et le lycée français n’entretenaient aucun rapport, à ma connaissance, avec les écoles et les lycées centrafricains, pourtant quelques semaines après notre arrivée nous recevions un coup de téléphone d’un collègue de philosophie originaire de Rouen, me semble-t-il, qui était le dernier coopérant de philo payé par la France pour assurer des cours au lycée de Bangui et aussi quelques heures de formation pour les enseignants centrafricains. Dans son salon, près du bureau, une caisse dans laquelle il transportait ses trois cents et quelques copies, il avait en terminale une centaine d’élèves dans chaque classe et au fond, nous disait-il, souvent une jeune femme allaitant son bébé. Au début de chaque cours il balayait l’un ou l’autre des coins de sa classe pendant que ses élèves allaient chercher dans d’autres classes ou dans la cour, les quelques tables ou quelques chaises manquantes utilisées par les SDF qui passaient la nuit dans la cour et venaient faire leurs besoins dans des salles qui, depuis bien longtemps, n’avaient plus ni portes, ni fenêtres. Ensuite et ensuite seulement, il parlait à ses auditeurs et auditrices attentifs de Platon ou de Hegel alors qu’ils prenaient des notes sur les cahiers frappés à l’effigie de Danielle Mitterrand, qui était venue cette année-là, et avait, au nom de son association, inondé toutes les écoles, les lycées et les commerces de la ville. Pas de bibliothèque, bien sûr, dans ce lycée, palais des courants d’air, devant lequel nous passions chaque jour, la seule bibliothèque de la ville, en sus de la bibliothèque du lycée français qui ne leur était pas accessible, était la bibliothèque du centre culturel français remplie du matin au soir de lycéens et étudiants studieux écrivant et lisant dans le silence le plus absolu. Dois-je dire que j’ai été bouleversée par ces jeunes gens travaillant dans des conditions inimaginables pour nous et qui, la nuit, quittaient la case familiale dépourvue d’électricité, s’accroupissaient ou marchaient de long en large le long de la route menant à l’aéroport ou des quelques très rares rues ayant un éclairage public, pour étudier leurs cours et lire. Chaque fois que nous sortions le soir pour aller chez des amis j’étais partagée entre la tristesse et un immense espoir à la vue de cette longue cohorte de jeunes filles et surtout de jeunes hommes qui ne tournaient même pas la tête au passage de notre voiture et qui s’appuyaient contre un lampadaire ou marchaient ainsi, livre en main.
À SUIVRE….
No. 1 — mai 4th, 2020 at 08:46
C’est passionnant, intéressant, divertissant, une bouffée vagabonde pour les confinés que nous sommes…
Je vais essayer de me l’imprimer pour le relire plus confortablement sur papier …
Il faudra publier, Marie-Paule !
No. 2 — mai 12th, 2020 at 15:35
Un récit vivant, très intéressant, amusant avec toutes ses anecdotes . Nous sommes très vite dans le » bain » de l’Afrique sub saharienne !
No. 3 — mai 4th, 2021 at 16:01
Racontée avec plein de vie ,simplicité
No. 4 — mai 18th, 2021 at 17:48
Je suis arrivé à Bangui le même année que l’auteur, pour enseigner au Lycée Technique. Je retrouve dans ce récit les sensations vécues à l’époque.
Contrairement à la rédactrice, je travaillais en Afrique depuis une vingtaine d’années et Bangui était mon deuxième poste. Mais le changement était quand même présent, car j’arrivais du Gabon, pays qui pouvait paraître développé par rapport à la République Centrafricaine.
Les étudiants qui lisent sous les lampadaires la nuit, la chasse aux criquets sous les mêmes lampadaires, le gardien tchadien qui « flèche » un voleur, la moto volée la nuit qu’on vous propose de racheter le lendemain…..que de souvenirs !