PENSER la CATASTROPHE pour PANSER les VIVANTS
samedi, 16 novembre 2024
Sylvie Dallet a été invitée le 14 novembre 2024 à la Journée d’Études « Mettre en mémoire les catastrophes : mises en récit, techniques, pratiques » organisée autour du projet de recherche interdisciplinaire « Mortel » du Laboratoire de Recherches LATTS (responsabilité Christine Fassert, Rima Kojima et Elsa Vivant), de l’Université Gustave Eiffel, en partenariat avec l’Université de Catane (responsabilité Guido Nicolosi).
L’article qui suit reproduit la conférence avec quelques compléments explicatifs (notes de bas de page) qui facilitent son apport écrit, au delà des très riches dialogues de cette journée.
Résumé de l’intervention de Sylvie Dallet : Après la catastrophe du port de Beyrouth (4 août 2020), le professeur Élie Yazbek et moi-même avons conçu un ouvrage collectif Créer après la catastrophe publié dans la collection “Éthiques de la création” en 2023. Dans ce livre d’urgence, salué par le journal francophone L’Orient le Jour, les témoignages artistiques et littéraires s’emploient à penser/panser la catastrophe dans un esprit de résistance spirituelle : apprivoiser la sidération pour permettre l’avenir. Les temporalités de la transmission mémorielle sont en effet variables et, selon les chemins individuels, construisent les forces occultes de la reconstruction collective. Cependant, la mémoire indispensable des catastrophes se double paradoxalement d’une amnésie de ses témoins qui essaient d’échapper, parfois involontairement, aux remémorations douloureuses qui ébrèchent leurs vies quotidiennes. Ce constat alimente la réflexion de mon dernier ouvrage personnel Chamanisme et sorcellerie, destins croisés (octobre 2024). Ma communication essaiera de signaler les liens possibles entre les oeuvres artistiques et les expériences chamaniques, qui oscillent, comme tous les handicaps issus des catastrophes, entre des situations de crises créatrices et des initiations multiples.
Conférence : Le sujet de cette Journée d’Études, « Documenter les catastrophes » me permet d’exprimer, en ouverture, une suite étonnante de concordances et d’échos. Voici quelques jours, j’ai participé d’un colloque international relatif à la reconstruction par l’art, conçu dans le cadre d’une collaboration (projet CÈDRE) entre l’université de Caen et l’université Saint-Joseph du Liban, où j’ai expliqué la genèse et les difficultés de notre ouvrage Créer après la catastrophe élaboré sur deux années de travail en commun avec le professeur Élie Yazbek (Université Saint-Joseph de Beyrouth). Cette Journée d’Études interdisciplinaire auquel vous me conviez aujourd’hui correspond donc, et je vous en remercie, à des étapes de ma recherche (le programme interdisciplinaire « Éthiques de la création » que je pilote), mais encore plus de ma vie, comme une quête qui me touche particulièrement, d’autant qu’elle forme une boucle avec mon parcours à l’université d’origine, comme une sorte de retour nécessaire sur quelque vingt années de création, de combats et de réflexions associées : comme vous le savez, j’ai contribué à créer et dirigé l’UFR interdisciplinaire « Arts & technologies » (dit Institut Charles Cros) de l’université Marne la Vallée [1]de 2001 à 2006.
Le terme de catastrophe est un vrai sujet de réflexion contemporaine dans la mesure où il met en scène trois acteurs du désastre collectif : le traumatisme des paysages, la mémoire des morts et les actes des témoins vivants. Cependant, la catastrophe, par son caractère brusque et inédit n’est pas l’exact équivalent du « désastre » même si elle y participe à l’évidence. La mise en récit des catastrophe diffère des récits du passé comme ceux de Lisbonne par Voltaire, en ceci où la transmission audiovisuelle répétée en caractérise aujourd’hui les rituels de commémoration. La ville de Caen s’inscrit pour exemple dans un processus institutionnel lié au Mémorial, qui fixe l’Histoire par un monument dédié, assortis d’images et de sons. L’urbanisme de la ville reconstruite à la façon du Havre, a permis une juxtaposition inédite autour des bâtiments anciens (églises, château et quelques maisons préservées) mettant ainsi en valeur les vestiges culturels de l’activité artistique collective des siècles passés, qui agissent aujourd’hui comme autant de repères spatio-temporels.
Après l’explosion du port de Beyrouth qui a ravagé la majeure partie de la ville et déplacé quelque 200 000 personnes la demande m’a été faite par Elie Yazbek, partenaire du programme de recherches « Éthiques de la création », d’impulser une résistance de recherche, au travers de la vitalité des expressions artistiques. Il s’agissait au-delà du territoire même de la ville, de valoriser les forces vives, celles qui par l’imaginaire et le soin d’autrui, pouvait renouer avec l’antique relation de l’art et du soin. Nous avons donc cherché au travers deux séances de mon séminaire « Éthiques & mythes de la création (EMC)», à réunir des penseurs, des poètes et des créatifs, en France et au Liban, en présence réelle ou par zoom. La première difficulté que nous avons rencontrée correspondait à la sidération collective des chercheurs, qui n’arrivaient pas à mettre des mots sur l’au-delà de leurs ressentis personnels, colère ou abattement. Peut-être leur fallait- il du temps ou de l’espoir comme moteur et adjuvant.
Cependant, l’être humain est capable d’agir sur ce qu’il est incapable d’imaginer. De ce fait, les réponses à nos demandes ont souvent été reliées à des actions d’art thérapie, de mise en théâtre des émotions ressenties, afin de libérer les angoisses par le mouvement des corps et le partage des paroles. Cependant la conférence de Mike Ayvazian (par zoom) qui faisait état de cette lutte contre l’abandon de l’espoir après le traumatisme, n’a pas été suivie d’article. Il a préféré se consacrer au travail de terrain, inlassable et dévoué, plutôt que d’en donner une première estimation écrite. Les binationaux étaient, pour d’autres raisons, difficiles à convaincre : le journaliste et écrivain franco-libanais Sabyl Ghoussoub qui était pourtant intervenu en séminaire avec son ouvrage Beyrouth sur Seine, publié en 2022 pour exprimer son indignation a déclaré forfait. Wadji[2] Mouawad, auteur et directeur du théâtre de la Colline, pourtant peu avare de déclarations, ne nous a pas répondu. Nous avions espéré une préface de la peintre et poétesse libanaise Étel Adnan, qui est décédée avant de pouvoir la faire. Nous avons donc quêté inlassablement, par les réseaux de terrain, des témoignages libanais auprès de chercheurs, artistes et romanciers pendant près de deux ans. J’ai également décidé de solliciter le chercheur Yves Chemla pour sa connaissance des traumatismes haïtiens et spontanément l’autrice philosophe Marie-Paule Farina m’a proposé un article rétrospectif sur le XVIIIe siècle autour des écrits de Voltaire, de Sade et de Rousseau. L’histoire comparée entrait donc dans la ronde des catastrophes, au travers ce temps long que la situation libanaise ne permettait pas de mettre en scène.
La mémoire des catastrophes reste dans nos société une sorte de memento mori avec les exemples des éruptions dramatiques de Pompéi et d’Herculanum qui n’en finissent pas de nous fasciner au travers de l’archéologie. La diffusion des découvertes s’est progressivement déplacée des morts à la découverte des fresques des villas et celle, intime, des pains recouverts de cendres. Le moment où l’histoire collective s’est arrêtée était aussi celle des boulangeries. Les œuvres d’art que nos regards effleurent, restent des auxiliaires muets devant les catastrophes des humains. Je souhaite citer, à titre comparatif, le récent film italien d’Alice Rohrwacher, La Chimère (2023), qui superpose au drame intime d’un archéologue, la découverte des trésors enfouis que des pilleurs de trésors commercialisent sans vergogne. La Méditerranée charrie des épaves issues des catastrophes, des naufrages et des enfouissements de l’Histoire. Si le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 est principalement connu par les œuvres de Voltaire et de Rousseau, la litanie des catastrophe contemporaines nous est désormais bien connue au travers des images audiovisuelles, jusqu’à fragiliser intimement les projets politiques et les utopies.
Le temps de la sidération est celle de la vie suspendue et de la colère qui dévaste les esprits. Pour certains, la catastrophe est perçue comme un désastre définitif, voire comme une malédiction territoriale qui se répète à l’infini. Les mythes des origines, celui du meurtre d’Abel par Caïn, celui des trompettes de Jéricho, celui de la punition divine reviennent comme autant de paralysies mentales qui sont les prémices de l’enfermement du malheur. À l’inverse, l’acte créatif , qu’il soit poétique, de théâtre, de la trace photographique ou de la reconfiguration des débris intervient comme un onguent avant d’être un baume. L’écriture cependant est une recomposition plus lente, même si les diaristes peuvent y puiser leur miel. Dans tous les cas, la création artistique correspond à une réponse vitaliste au drame et aussi à l’amnésie programmée qui précède les rituels affadis de la commémoration. Je citerai une démarche (qui n’est pas mentionné dans notre ouvrage), de deux artistes textiles Huda Baroud et Maria Hibri qui, depuis l’an 2000 ont installé leur atelier dans le marché aux puces de Beyrouth, sous le nom de Bokja, « le baluchon des nomades « . Les artistes qui y pratiquent le recyclage prennent le nom de bokjis.. Chaque nouvelle création est assortie d’un passeport de nomadisme, afin de caractériser la fluidité forcée des Libanais. Après l’explosion du 4 août 2020, les artistes ont choisi de se mettre à l’écoute des meubles Pour en restaurer l’âme…[3] Huda et Maria invitent les personnes qui ont perdu leurs meubles dans la double explosion survenue au port de Beyrouth à les leur confier pour restauration. L’opération est évidemment gratuite, et les cicatrices de chaque objet sont marquées au fil rouge, à la manière dont les Japonais restaurent à la peinture dorée les céramiques cassées[4].
Le premier réseau de chercheurs que nous avions contacté hésitait à écrire et il nous a fallu deux années pleines pour convaincre. Les témoignages diffèrent dans le style, selon les choix qui ont été fait de consigner le jour le jour où d’introduire des réflexions a posteriori. La Catastrophe diffère du drame sur plusieurs points en ce qu’elle bouleverse l’entièreté de la population, malgré la différence des expériences. On peut dire qu’elle redistribue les paroles mais aussi elle les égalise. Ressentie violemment par le collectif, le temps long va porter ses traces au-delà de la simple communion dans un effroi ou une colère générationnelle. Par sa configuration, cet événement inattendu porte les germes d’un entraide publique, puis d’une métamorphose possible du lien social.
Quand je relis notre ouvrage, un an après sa publication, je suis frappée par la proportion de femmes qui ont accepté l’exercice douloureux de ce partage d’expérience. Femmes et hommes sont-ils différents dans l’énergie de la résistance ? Au-delà du rôle de protection des enfants qui est un classique, on peut étendre cette capacité de compassion aux victimes des drames. Sur les 13 témoignages recueillis par ce livre, 9 sont des écrits libres et documentés de femmes, chercheuses, dramaturges, photographes, autrices, comme Hyam Yared qui avait écrit dès 2021, une autobiographie fictionnée de la catastrophe, Implosions et qui a dû réinventer à ma demande un autre texte qui porte la trace de l’année écoulée En parallèle de notre initiative, l’autrice japonaise Ryôko Sekiguchi écrivit en 2022, 961 heures à Beyrouth et le récit des 321 plats qui les accompagnent), ou elle résiste par le goût à l’attrait de la guerre (et du malheur) en s’attachant à décrire de la ville les repas qu’elle y a savouré.
La création artistique a besoin de matériaux comme des feux inspirants et même comme nourriture. Cependant, notre sujet n’était pas de « Créer avec la catastrophe » ce qui aurait réduit le propos à l’esthétique de la représentation, mais de « Créer après la catastrophe », ce qui place son témoignage dans le domaine de l’éthique et, par la suite, de la critique sociale et du soin. Cette complexité parcourt tous les témoignages, dans des styles très différents. Composer avec l’odeur du drame est différent d’ausculter des ressentis pour en transmettre l’épouvante et les multiples leçons. Pour nous, au socle de notre programme de recherche interdisciplinaire, l’éthique peut être le socle de l’esthétique, non de façon formelle, mais parce que l’acte artistique suppose toujours des choix intimes et intenses, même si ceux-ci restent implicites. Il y existe, parmi les végétaux, des espèces résineuses pyrophiles aux graines ailées, tel le pin d’Alep ou le pin noir d’Autriche[5], qui ont besoin du feu pour se reproduire et régénérer leur environnement. Les artistes sont ils analogues de ces espèces ? Le chamanisme originel, sous quelque continent qu’il s’exerce, exprime des caractères de soin et des formes spirituelles en analogie des végétaux et des animaux qui composent le monde.
Les catastrophes haïtiennes et libanaises sont intervenues dans des États en déliquescence, comme l’ultime étape d’une agonie qui n’en finit pas de s‘accomplir. Cependant, les germes de la résistance artistiques sont bien là, comparables à l’action adaptative des graines du pin maritime. Pour Haïti, les écrivains francophones de l’exil (comme Dany Laferrière ou Emmelie Prophète), mais aussi de terrain (comme Gary Victor et Marvin Victor avec Corps mêlés en 2011), alertent régulièrement le public lecteur de la descente aux enfers de la péninsule historique, après le séisme de 2010 qui fit plus de 200 000 morts. Par ailleurs, les œuvres des forgerons de Noailles s’obstinent, malgré la misère et l’actuelle guerre des gangs, à exprimer les savoirs faire artisanaux et culturels de la nation haïtienne. Ces quelque 600 artistes détournent des bidons qu’ils découpent et martèlent pout des construire récits de métal. Une des divinités du vodou, Ogun Feraille est leur saint patron, guerrier qui lutte contre la misère avec les attributs du sabre, du coq, du rhum et du tabac. Il est aussi depuis des siècles, un chef mythique qui servit d’inspiration aux esclaves lors de la révolution haïtienne de 1804. Chaque catastrophe en réactive la nostalgie.
La vitalité artistique offre une réponse en flèche spirituelle qui troue la sidération de la catastrophe. Ce trait d’entraide opère cependant dans le flou et dans un bricolage inspiré par les situations, en raison de l’enchevêtrement des temporalités qu’il convoque. Cependant, cette création correspond à une transe de résistance qui concerne plusieurs niveaux de soin sans qu’il en soit facile de distinguer les contours de la trame : du corps, du paysage, et de l’âme…De ce fait, les témoignages multiples des artistes correspondent à une sorte de réinvention contemporaine d’un chamanisme sociétal, qui s’exprime au-delà des systèmes religieux : les expériences de lien des vivants et des morts (sous la forme de voyages psychopompes) sont des formes agissantes de l’intime. Les « guérisseurs blessés » (pour reprendre le terme de l’anthropologue des années 1960, Mircea Eliade) qui les bricolent, traduisent en actes discontinus plutôt qu’en œuvres finies, le collectif dont le drame fondamental de la vie, reste celui de la précarité et de ses catastrophes récurrentes.
Conclusion
L’odeur du feu comme le souvenir du drame dure différemment selon les espèces et les humains qui en ressentent la proximité et le manque. Le dramaturge Berthold Brecht disait de façon énigmatique que « quelque chose manque », mais dans la catastrophe, « quelque chose se révèle » également. Les formes vives de l’art et de la littérature permettent de relier de façon sensible le local avec les peuples du monde, émus et pensifs tout à la fois devant le tremblement continu de l’Histoire. Ce faisant, la catharsis de la transe créative et partagée opère son travail de nettoyage de l’âme en lui ouvrant des horizons nouveaux.
Sylvie Dallet
[1] L’université Marne la Vallée a changé de nom plusieurs fois, devenue Paris Est, puis, aujourd’hui Gustave Eiffel.
[2] Wadji Mouawad, né en 1968 à Deir-el-Qamar au Liban, est un homme de théâtre, metteur en scène, dramaturge, comédien, directeur artistique, plasticien et cinéaste libano- français, actuel directeur du Théâtre de la Colline.
[3] Ainsi, leur histoire continue malgré les blessures, et si un jour ces objets finissent parmi les trésors oubliés d’un brocanteur de fortune, quelqu’un se souviendra qu’il y eut un jour à Beyrouth un crime inimaginable et que ce fil rouge en est un des derniers témoins. (cf article L’orient le Jour)
[4] Le kintsugi (金継ぎ, « jointure en or ») ou kintsukuroi (金繕い, « réparation en or ») est une méthode japonaise de réparation des porcelaines ou des céramiques brisées au moyen de laque, saupoudrée de poudre d’or. Philosophiquement, c’est reconnaître la brisure et la réparation comme faisant partie de l’histoire de l’objet, qui le magnifie encore plus. Cf. Wikipédia. Cf. Céline Santini, « Kintsugi, l’art de la résilience », Paris, avril 2018, 248 pages.
[5] Ainsi, chez certains végétaux pyrophytes (ou pyrophiles), les fruits, après projection des graines, jusqu’à 85 mètres comme pour le pin d’Alep, ne s’ouvrent que s’ils sont soumis à une chaleur très intense. C’est le cas des séquoias, du pin noir d’Autriche, du pin d’Alep, des banksia. Certaines plantes telles que l’eucalyptus favorisent même les feux et certains champignons poussent de préférence sur les cendres
No. 1 — novembre 17th, 2024 at 20:27
Toujours ausi passionnant de te lire. La petite musique et les envolees presque lyriques de ton style n’empêche pas la profondeur des idées.
Un plaisir gourmand