« Penser, c’est chercher des clairières dans une forêt »

Le thème de la Forêt imaginée introduit le nouveau cycle Éthiques & Mythes de la Création en ce jour du 19 octobre 2016.  Ce cycle est à l »oeuvre depuis 2008 et a donné lieu à des publications régulières.(« Éthiques & Mythes de la Création », le séminaire)

Installation Miroirs (Maison Laurentine, 2011)

Si « penser, c’est chercher des clairières dans une forêt » (Jules Renard , Journal 1910), alors nous sommes  dans le droit fil des « bosquets sacrés » dont les Celtes et les Romains ont fait grand cas. Les forêts d’Afrique, telles celles de la Casamance sénégalaise, sont aussi des lieux ou le sacré et le secret fusionnent.

Cette forêt mythique renvoie à l’expérience en miroir des Arts ForeZtiers, qui s’exprime  en une modeste enclave artistique,  qui relie le débat, la création et la science. Les exposés des intervenants (Véro Béné  et  le Canadien Hervé Fischer) de la séance « Forêt imaginée » sont, d’ailleurs,  consultables  dans leur intégralité, sur le site web des Arts ForeZtiers.

La Forêt imaginée renvoie à mon sentiment, aux questions fondatrices de nos identités collectives et des controverses nécessaires à leur survie. Cette Forêt est, en effet, dans sa diversité paysagère, ce qui reste de notre sauvagerie primitive. Nous pouvons à partir de nos images respectives de la Forêt construire à rebours et au miroir une réflexion sur la part sauvage de notre personnalité tant intime que sociale. Le poète antique Orphé qui, selon Ovide,  charmait les bêtes sauvages de son chant, entrainait également les forêts dans le sillage de son instrument. La forêt  et l’être humain ont parties liées.

C’est Michel Tournier qui résume cela par cette phrase « La forêt est partie essentielle de notre héritage humain » (Célébrations, 1999). Garder la Forêt devient dès lors un exercice vital pour chacun d’entre nous, car il nous éloigne de la théorie moderne de « l’homme-machine », par le premier pas qu’a constitué la vision de « l’animal-machine », signifié par Descartes et Malebranche aux débuts de la Révolution industrielle.

Au-delà de cette fascination pour la Forêt, part visible d’une intimité secrète, chatoyante et diverse, nous pouvons nous poser la question des analogies qui servent de conducteur à nos raisonnements. C’est l’américaine Anaïs Nin qui écrivait en 1950, dans son ouvrage Les chambres du coeur : « Le monde d’aujourd’hui a perdu ses racines. C’est une grande forêt où les arbres seraient plantés la tête en bas. Leurs racines gesticulent furieusement en l’air et elles se dessèchent. »
Pour introduire cette première séance de notre séminaire, qui se continuera sur Paris durant toute l’année 2017, je souhaite vous poser deux ou trois questions, dont je pressens la richesse des réponses :

A) Existe t’il une analogie la plus forte de la Forêt avec la Nature ? La Forêt n’est elle pas l’autre nom de la Nature qui n’est, elle même, pour la plupart des personnes, qu’un autre nom que la Terre-mère ?
Pour l’Amérique latine la Pacha Mama /Madre Selva (en espagnol) est la mère forêt, nourricière des corps et des esprits, c’est à dire une forêt foncièrement mouvante et réinventée. Une femme, aventurière et écrivaine, Monique Watteau, a décrit ainsi la jungle de Bornéo, en un roman étrange, parcouru de métamorphoses animales La nuit aux yeux de bête (2008),.
B) Seconde question : la forêt matrice des imaginaires ne peut être qu’imaginée…
L’arbre est un être vivant immobile, unitaire ou colonnaire, parasite ou indivisible. Toute activité humaine suscite le doute, sauf celle de planter les arbres, car comme le pressentait Giono, « planter est un travail sur le temps qui permet de le pacifier le futur » (L’homme qui plantait des arbres, 1953).

Deux pistes s’ouvrent dans ce maquis des symboles, que les formes de pensées animistes associent à des figures mixtes :

La Forêt-esprit, celle du sacré :

Deux personnages mystérieux peuvent être mythologiquement comparés : le Loa veve Granbois, esprit du vodou haïtien  et le dieu-esprit celte, Cernunnos, associé à la germination, aux animaux et à la chasse sauvage. Aux Antilles, l’esprit Granbois, divinité de la forêt, est représenté par les forgerons  et les peintres comme un petit bonhomme,  aux bras et aux jambes envahies de feuillage. Cet esprit guérisseur par les plantes, est pourtant capable de colères terribles quand on ne le respecte pas.

Né sur un autre contient, le Cernunnos celtique présente une analogie troublante. Ce dieu à la couronne de cerf, assis en lotus est fréquemment associé à la Terre, déesse-mère.L’esprit Cernunnos, proche en cela du loa Granbois,  incarne le cycle biologique de la nature, reflétant simultanément la vie et la mort, la germination et le dépérissement, à l’image du cerf, l’animal qui le symbolise, lequel perd ses bois en hiver pour les recouvrer au printemps.
La Forêt merveilleuse, celle des contes.

Succédant à la forêt-esprit ou peuplée d’esprits, les contes fournissent à la mémoire collective, de récits éternels ou la forêt n’est pas décrite sauf dans ses caractéristiques épouvantables : la forêt serait une grande liane sorcière qui menacerait jusqu’à étouffer le promeneur ramené à l’état de petit enfant.

Sur ce point de description les avis diffèrent : les botanistes ont proposé une gradation de la forêt, les forestiers une autre ; la forêt science étend ses ramifications dans les domaines enchevêtrés de la gouvernance, de l’économie et de l’écologie.

Les protecteurs scientifiques de la Forêt utilisent des expressions telles que Forêt primordiale (Bernard Boisson), forêt primitive, forêt ancienne, vieille forêt, forêt jardinée…
Parmi ces forêts originelles, dites aussi forêts-climax qui se déprennent de la trace humaine jusqu’à ignorer le monde des campagnes, la vie s’organise entre les non-humains dans une densité de relation mystérieuse où les animaux, les arbres et les mousses s’enchevêtrent.

Cette forêt développe une sorte de langage collectif, témoin d’un ordre mouvant bien éloigné des catalogues de la biodiversité que les botanistes essaient de préserver. La forêt exprime, au delà des descriptions qui l’accompagnent une langue, un continent, une entité. Celle-ci se conçoit, dans les dialogues animistes anciens, comme le refuge des esprits les plus profonds, enracinés dans les doubles mondes humains et non humains. À l’inverse, La biodiversité un mot de comptable… De fait, le loup est contre la biodiversité, tout comme le cerf et la cigale…

En 2013, l’anthropologue canadien Eduardo Kohn écrit un livre très remarqué, intitulé de façon provocatrice : Comment les forêts pensent. Son expérience s’est tissée par la fréquentation de la Communauté Runa d’Équateur, dans une attention à la relation des Indiens à leur environnement. Il rejoint ainsi le titre du roman d’Ursula K. le Guin Le nom du monde est forêt (1972) qui décrit par une parabole, l’insurrection de Rêveurs en fourrure verte, gardiens d’une planète forestière, résistant à la folie des Terriens venus de la gouvernance aseptisée d’un vaisseau spatial éloigné.

Certaines interrogations de l’ouvrage Comment les forêts pensent (2003), offrent de profondes résonnances avec la littérature, qu’elle soit nordique ou tropicale :

« Comment devons-nous penser avec les forêts? Comment devrions-nous permettre aux pensées du monde non-humain et aux pensées dans le monde non-humain de libérer notre propre pensée? »

Et cette affirmation, encore plus troublante :

« Les forêts sont bonnes à penser parce qu’elles-mêmes pensent. »

Forêt-village (tableau sur bois@dallet)

Dans un registre complémentaire, la chercheuse canadienne Nicole Huybens[1] tente d’expliciter la controverse relative à l’exploitation ou la préservation de la forêt boréale et pour ce faire, emprunte une voie très subtile. Au delà de son texte explicatif, elle dessine, pour la compréhension de ses lecteurs, un arbre-métaphore. Les branches représentent « la forêt sociale », c’est-à-dire les parties visibles de la controverse. Le tronc permet de visualiser les paradigmes des scientifiques qui s’affrontent à l’occasion de la controverse et les prises de position éthiques des différents acteurs (la « forêt science » et la « forêt éthique »). Les racines permettent de mettre des mots sur les symboles et les sens que l’on peut donner à cette controverse (la « forêt imaginaire »).

Nicole Huybens tisse, par son dessin, une corrélation avec une « forêt science » (apport de la biologie et de l’épistémologie), une autre avec une « forêt éthique » (apport de la philosophie et de l’éthique) et enfin une dernière avec une forêt imaginaire (apport de textes anciens).

Réponses législatives de la nature forestière

Ces questions enchevêtrées ont eu un début de réponse législative au début du XXème siècle, comme une étape dans cette longue lutte qui oppose, jusqu’à aujourd’hui, l’idéologie de la Conquête et les nations Indiennes.

En 2008, l’Équateur a adopté une nouvelle Constitution intégrant les droits de la nature. Cette initiative, quasiment unique au monde (si ce n’est par la Bolivie, qui lui a emboité le pas), s’explique d’abord par la volonté des citoyens équatoriens de préserver l’immense patrimoine naturel du pays, soit plus de trois millions d’hectares de forêt amazonienne. L’article 71 de la Constitution délivre clairement un message écologiste :

« Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et réalise la vie, a le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger à l’autorité publique, l’accomplissement des droits de la nature (…). »

L’article 395 de la Constitution équatorienne précise enfin l’objectif de respect de la diversité culturelle et de satisfaction des besoins des générations actuelles et futures.

Dès lors, certains organismes, comme la fondation Pachamama, s’efforcent de faire respecter les droits de la nature, en s’opposant parfois à l’État lui-même, pourtant instigateur de la nouvelle Constitution. Il incombe aux tribunaux de faire jurisprudence dans le cadre des recours déposés pour atteinte aux droits de la nature.

À de nombreuses reprises déjà, les droits de la nature ont été invoqués pour contrer des projets portant atteinte à l’environnement. Est posée également la question du rapport de l’homme à la nature. En 2012, la Cour Interaméricaine des droits de l’homme s’est ainsi prononcée en faveur du peuple indigène Kichwa de Sarayaku, lequel avait porté plainte contre l’État équatorien qui avait autorisé une compagnie pétrolière à prospecter à l’aide d’explosifs sur le territoire des Sarayaku. Suite à cet inhabituel jugement, l’État a dû verser 1, 4 millions de dollars de dédommagement.

Reconnaitre des droits constitutionnels à la nature (et donc à la forêt) suppose de vraies mutations philosophiques et juridiques. En effet, le droit n’est plus anthropocentrique : tous les sujets de droit ne sont pas forcément humains. Dans son essai, La Pachamama y el Humano, le juriste argentin Eugenio Zaffaroni analyse :

« Les constitutions de Équateur et de la Bolivie apportent un changement de paradigme parce que jusqu’alors l’anthropocentrisme dominait, mais à partir de maintenant nous commençons à reconnaître la personne- personnalité juridique des entités autres. Quel droit avons-nous de raser les montagnes ou de dévier les fleuves ? ».

En donnant des droits à la nature, il ne s’agit plus de « devenir comme maître et possesseur de la nature », mais bien plutôt de « dialoguer et cohabiter » avec elle. C’est comprendre que l’homme n’est pas au-dessus de la nature, mais qu’il en fait lui-même partie. « La nature n’est pas pour nous. Nous sommes en elle » fait-il remarquer.

Arts ForeZtiers 2013 (@Drevon)

La forêt, une force culturelle

En Équateur, pour continuer à comprendre l’arbre métaphorique des croyances liées à la forêt, les Kichwa d’Amazonie se désignent sous le nom de « peuples de l’arbre » et se sont résolus à transformer leur mode de vie de chasseurs cueilleurs en gardiens forestiers, agriculteurs de la biodiversité. En Amazonie les Sapara développent un véritable écotourisme depuis 2006 et ils se définissent comme des « éco gardiens ».

De même, les peuples Achuar et Suar (Jivaros), sont dit « peuples du palmier aquaje ». Pour les Achuar, Les hommes et la plupart des plantes, des animaux et des météores, sont des personnes dotées d’une âme et d’une vie autonome. Les mythes Achuar disent comment, à la naissance du monde, tous les êtres avaient une apparence humaine, celle des personnes complètes. Ayant perdu l’innocence et la plénitude des origines, plantes et animaux n’en gardent pas moins, pour les Achuar, une sociabilité ordonnée selon les mêmes règles que celles qui régissent leurs propres vies sociales.

« Je t’attendrai dans la forêt… »
Cette invitation d’un Indien Sapara de la forêt équatorienne a été prononcée au Congrès national des Parcs Naturels Régionaux qui s’est tenu dans les Landes début octobre 2016, dans le lieu symbolique de la ville de Captieux. Nous participions d’un des ateliers du Congrès sur le « Bien être », induit par la Nature et la Forêt. Analogie de l’histoire : les habitants de ce bourg sont nommés les Capsylvains, du latin caput sylvarum qui signifie « tête de forêt ».. La ville s’est, par ailleurs, dotée d’un rare blason à l’écureuil, surmonté d’une branche de pin (2), à l’inverse de la plupart des blasons animaliers qui valorisent chevaux, loups, ours ou cerfs.

L’Indien, paré d‘une haute coiffe de plumes chamarrées, énonçait l’analogie entre la forêt matricielle et sa maison, la forêt comme sa maison…Et le chaman de délivrer son message universel à l’assistance étonnée :« Si quelqu’un sait rêver qu’il continue à rêver ». Le voyage intime dans la Nature est un soin apporté par le Rêve…

Sylvie Dallet (octobre 2016)

[1] Cf.Vertigo revue électronique des sciences de l’environnement, 2011.

(2)Les armoiries de Captieux se blasonnent ainsi : D’argent à l’écureuil contourné grimpant sur uns branche en barre, mouvant de la pointe et du bas senestre, surmonté d’une branche de pin de cinq touffes d’aiguilles ployée en barre et en fasce, mouvant de l’angle senestre du chef et se terminant par une pigne en chef à dextre, de l’inscription CAPUT SYLVARUM (« La tête de la forêt ») sur deux lignes en lettres capitales de sable.

2 Responses to “« Penser, c’est chercher des clairières dans une forêt »”

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