Il y urgence à repenser le monde… et Hartmut ROSA nous y aide
samedi, 18 avril 2020
Céline MOUNIER nous adresse cette note de lecture, en ce temps de confinement créatif où, comme espace de pensée collective, l’Institut Charles Cros entend participer du monde nouveau qui s’élabore avec et après le Covid. Comme nous l’avions annoncé depuis longtemps, les crises font partie de notre vie et plus encore le risque. La décision de penser est aussi l’acte de panser.
Hartmut Rosa est un sociologue allemand contemporain. Il a écrit Accélération, paru en en 2010, puis Résonance, paru en 2016, et, Rendre le monde indisponible, paru en 2018. Les dates de parution indiquées sont les dates de parution en Allemagne. Il nous a fallu un petit délai pour les lire en français…
L’accélération a conduit à rendre le monde disponible et, dans la modernité tardive, tragiquement indisponible. La résonance est un remède à l’accélération et il est urgent de rendre le monde positivement indisponible.
La « modernité tardive », c’est l’époque de l’accélération galopante. L’accélération, « croissance quantitative par unité de temps » s’observe depuis la Révolution Industrielle dans tous les domaines de nos vies. Par exemple, la durée du sommeil s’est écourtée et continue à s’écourter et en musique, les tempos se sont accélérés. La « modernité tardive » a commencé quand la vitesse du changement social a atteint un rythme intragénérationnel. Songeons à quel point le monde s’est accéléré, et rapetissé, avec internet. Tous les surfeurs, bloggeurs et usagers des réseaux sociaux le savent, le temps d’effet de nos publications ne cesse de diminuer.
La maîtrise des horizons de temps est un point critique au-delà duquel il est impossible de maintenir l’ambition de préserver la synchronisation et l’intégration sociale. Alors l’accélération devient un problème. La contrainte d’accroissement n’ayant ni but ni fin finit par entraîner une relation déréglée, voire pathologique au monde. Cela s’observe dans les crises écologiques, démocratiques et psychologiques partout dans le monde. Aller toujours plus vite pour maintenir sa place dans le monde est épuisant pour chacun et pour la vie. Des personnes décrochent. Des sols deviennent morts parce que la terre est emportée par les pluies. De la nature se réduit au silence du fait d’une avidité de disponibilité. Dans Rendre le monde indisponible, Hartmut Rosa écrit : « Le problème de la disponibilité sans borne, c’est l’indisponibilité sans limite » (page 132). Il illustre cela avec les risques du nucléaire, avec de la matière sans odeur qui rend des lieux indisponibles. Depuis quelques semaines, notre monde s’est rétréci à notre kilomètre carré, rendant tout au-delà indisponible.
Dans Accélération, page 275, commence le chapitre intitulé « des flâneurs et des joueurs ». C’est un chapitre qui est un point d’orgue. Une solution pour faire face à l’accélération est de ne pas savoir où on habite. Parce que toute organisation à long terme est entravée par une dynamisation sociale croissante – on n’a pas l’temps de s’organiser, c’est à un fait social majeur –, une réaction salutaire consiste à « se laisser porter ». Savourons ce passage : « Je lutte aussi contre mon apprentissage moderniste qui vise l’amélioration constante, les progrès, le développement de l’accumulation. J’apprends lentement le plaisir qu’il y a à renoncer à tout désir de contrôler ce qui m’entoure. C’est la différence entre nager avec détermination vers un point de l’océan – en maîtrisant les vagues pour atteindre son but – et flotter harmonieusement au gré des imprévisibles mouvements des flots. »
Cette flottaison n’est pas une passivité. Je peux fournir des efforts gigantesques pour atteindre des objectifs mais je renonce à me poser des « buts de vie » embrassant tous les contextes et m’engageant à long terme. Le remède à l’accélération n’est pas la décélération, soutient Hartmut Rosa. Heureusement car il y a urgence à repenser le monde. Le remède à l’accélération se trouve dans la résonance. Ceci est essentiel pour inventer « 2020, saison », une formule que j’ai lue alors que j’animais un café numérique sur https://dreamcafe.orange.frappelé « Quand on travaille à la maison ».
La résonance signifie que quelque chose est en vibration. La résonance, c’est d’abord un phénomène acoustique : « re-sonare » en latin signifie retentir. Dans le monde social, une expérience résonante se conçoit comme une triade, un accord de trois notes où convergent momentanément des mouvements du corps, de l’esprit et du monde dont il est fait l’expérience. Des expériences de résonance surviennent quand des sujets entrent en contact avec une chose du monde qui leur apparaît importante et estimable en soi et qui les concerne. La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode relationnel. La résonance est affaire de cognition et tout autant d’esthétique, d’engagement physique et de ressenti. Il y a dans l’état de résonance une congruence forte entre penser et agir.
Il y a plusieurs axes de résonance.
L’axe horizontal de la résonance est la relation aux autres. L’amitié, avec ses contrariétés et ses querelles, représente un exemple de relation résonante horizontale. Chacun s’atteint mutuellement. Le « nous » des infirmiers du « comment allons-nous aujourd’hui ? » en est un autre exemple. Il marque le fait que soigner est un processus de résonance horizontale. Il y a des axes diagonaux de résonance. Quand dans le travail on se sent en relation aux autres et aux objets – les matériaux parlent, ils sont par moments rétifs – ou quand on sent que l’on vit un événement historique – Hartmut Rosa donne l’exemple de la Chute du Mur de Berlin, il est possible que la période actuelle soit propice à des expériences de résonance –, il s’agit d’expériences de résonance dans ses axes diagonaux. L’axe vertical est le monde en soi. L’art ou la nature peuvent formuler, au même titre qu’une personne, des exigences imprévisibles et inattendues à notre endroit.
Vivre une expérience de résonance, c’est faire l’expérience d’être touché par autrui et par le monde tout en nous sentant capables de le toucher en retour. Il y a toujours du répondant, toujours quelqu’un ou quelque chose qui « parle de sa propre voix » (p.61 de Rendre le monde indisponible), qui est autonome. « C’est par exemple dans ce sens que des alpinistes disent que chaque montagne « a son propre caractère » et que les marins affirment qu’il faut écouter attentivement la mer pour la comprendre. » L’expérience de résonance n’est pas prévisible. Elle est constitutivement indisponible. Elle ne peut « être obtenue ni empêchée de manière certaine » (p. 49 de Rendre le monde indisponible). Lorsque la résonance survient, nous nous transformons. Dans tous les récits de vie, les transformations de la vie sont autant structurées par des expériences de résonance que par des variations de trajectoires. Il y a de l’ouverture à de l’inattendu. De ce fait, la résonance rend vulnérable. C’est que je ne prévois pas que je serai touchée par quelqu’un ou quelque chose !
Peut-on vivre de la résonance avec une intelligence artificielle ? Non, et ceci pour deux raisons. La première est que l’important dans la résonance, c’est la sensation « de ne pas en avoir fini avec notre vis-à-vis » (p. 65 de Rendre le monde indisponible), la sensation « qu’il renferme encore quelque chose« . C’est ce qu’une IA ne peut pas nous apporter. Elle peut au mieux nous mettre en colère quand toutefois nous ne la comprenons pas. Alors, on se sent impuissant ou coupable dans un monde irresponsif (p. 136). La seconde est que « La résonance a besoin d’un monde atteignable, pas d’un monde disponible » (p. 73), un monde atteignable et un monde désirable or « Il manque à un monde d’intelligences artificielles une énergie motrice décisive sur laquelle la dynamique de la vie sociale repose de manière fondamentale. » (p. 128). Le désirable se dérobe et demeure étranger. L’indisponibilité « ne signifie cependant pas la pure contingence, le hasard aveugle, mais une indisponibilité responsive : il s’agit de rapports de réponse » (p. 129).
Tous les contextes dans lesquels le développement de résonances revêt une fonction essentielle sont soumis à une pression de réification quasi permanente. Dans la santé, dans l’enseignement, nombreuses sont les personnes qui se dire empêchées de faire correctement leur travail. Si, dans beaucoup de secteurs, les professions se plaignent de ne plus avoir le temps de bien accomplir leur travail, cela ne tient pas seulement à la contrainte économique qui pousse à l’accélération. Cela tient aussi à la vaine tentative de rendre les processus et conditions de travail transparents, imputables, contrôlables et efficients. Il est possible que la crainte de ne se heurter qu’à un monde muet et indifférent soit un ressort secret mais puissant de la spirale d’accélération sociale dans laquelle sont emportés les sujets de la modernité tardive.
L’expérience de notre capacité à produire nous-mêmes quelque chose, plus que le succès lui-même et la récompense, est créatrice de possibilité de résonance. Dans des chorales d’amateurs, dans des moments réussis, le choriste éprouve une « résonance profonde », à la fois entre son corps et son état mental et entre lui-même et les autres chanteurs.Le travail par projet et en équipe qui se généralise aujourd’hui requiert des structures de personnalité résonantes. L’effet bonheur de la démocratie est considérable. La résonance n’apparaît jamais là où tout est « pure harmonie ». Ainsi, le caractère ouvert, non essentialiste du concept de résonance permet d’éviter le piège de l’identité et de l’authenticité. La résonance, ce n’est pas la consonance, ça demande de la contradiction sonore. Les communautés résonantes sont des communautés de narration. Se développent de nouvelles formes d’action et d’organisation communes dans les pratiques de l’économie collaborativeou des villes en transition, dans de nouvelles communautés et pratiques créatives, ou simplement là où des citoyennes et des citoyens se réapproprient les institutions de l’approvisionnement énergétique. Hartmut Rosa, dans Résonance, soutient que l’idée que le revenu minimum d’existence est la base sur laquelle pourrait se déployer la qualité de résonance horizontale et diagonale du travail. Il pourrait s’ensuivre une hausse de la productivité et de la capacité d’innovation, mais une hausse qui n’aurait rien de forcé ni de mécanique.
Alors oui, écrit-il, il est possible de « trouver notre place », établir des relations vivantes dans tous les aspects de notre vie. La confiance dans le monde est une condition indispensable à la formation d’une disposition résonante. Voici la dernière phrase de Résonance: « Un monde meilleur est possible, un monde où il ne s’agit plus avant tout de disposer d’autrui mais de l’entendre et de lui répondre. » Une relation réussie au monde « vise l’atteignabilité, pas la disponibilité ». « Il faut qu’un vis-à-vis soit atteignable sous une forme quelconque ».
Céline Mounier, 15 avril 2020
Cette réflexion de Céline Mounier à partir des morceaux dispersés des ouvrages d’Hartmut Rosa me fait songer aux Bucoliques de Virgile, sans doute en associant Rosa la Rose et, par analogie, au pâtre amoureux Tityre.
Un vers célèbre (« Nos patriam fugimus ; tu, Tityre, lentus in umbra,
formosam resonare doces Amaryllida silvas ») entend le verbe « resonare » se traduire d’une double façon sensible : Tityre apprend aux échos des forêts, à résonner du nom de la belle Amaryllis. Et notre professeur de latin de nous faire relire la phrase en signalant qu’Amaryllis, instruite par son amoureux pouvait aussi faire résonner les forêts…
Sylvie Dallet