Des Pierres et des Hommes, rue François Miron
dimanche, 6 octobre 2013
Rencontre « Créativite & Territoires », Paris, le 20 septembre.
Le 20 septembre 2013, se déroulait au 44-46, numéro double de la rue François Miron, la 43ème réunion « Créativités & Territoires », toute entière dévolue à la restauration et la découverte d’un patrimoine urbain insolite, mis en lumière par une poignée d’amis. Cette découverte d’une haute maison du Marais suppose une plongée dans des temporalités différentes. Les lieux superposent leurs missions, signalées dans le bâti de la vénérable « maison d’Ourscamp » qui nous réunit : du cellier aux harengs jusqu’au grenier, un palimpseste inattendu se dévoile au travers la promenade commentée. Celui-ci interpelle aussi bien nos souvenirs d’école et nos ressentis collectifs qu’une histoire commune qui se poursuit au travers les siècles : ici demeure un Paris médiéval de la nourriture et de la vie collective, dont les fondations subsistent malgré des vagues de destruction dont les capitales éprouvent régulièrement le besoin.
Dans tout espace, les affleurements du passé, concrets, signes visibles du passé, rejoignent des signatures symboliques, perceptibles pour seul qui sait les écouter : la rue François Miron rappelle le nom du prévôt qui au tournant du XVI ème siècle fut appelé « le père du Peuple » pour avoir voulu apporter de l’eau potable aux Parisiens. Ayant doté Paris de multiples fontaines et d’un aqueduc, qui fut finalisé sous Marie de Médicis, François Miron a formé avec Sully et Henri IV, un trio détonnant de modernes.
L’association de Sauvegarde et mise en valeur du Paris Historique (dit simplement Paris historique) qui accueille la Plate-Forme au travers son vice-président Jean-Louis Ricot, inscrit sous sa devise Des pierres et des Hommes, une explication nette : « le patrimoine est comme un chêne. Avec le temps, il évolue et se transforme. Vouloir lui redonner sa forme d’origine, c’est sûrement vouloir lui donner la mort ».
Cette problématique de la « Métamorphose des lieux et des territoires de demain » sera le thème du prochain colloque du séminaire « Savoirs créatifs, savoirs migrateurs » qui se déroulera, en coréalisation avec la Plate Forme « Créativités & Territoires », le 7 novembre 2013 à la Maison de Sciences de l’Homme Paris-Nord.
Pierres de mémoire et pierres vives
On peut se souvenir que dans les années 1930, les éditions du Seuil avaient lacé la collection « Pierres Vives », dont le titre était tiré du Tiers Livre de Rabelais, « je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes… »
De fait, c’est il y a cinquante ans que ce programme a débuté, dans un idéal de copains, réunis autour de Michel Raude, devenus au fil des ans des amis de trente à quarante ans. Cette association draine aujourd’hui les cotisations de quelque trois mille personnes et rassemble quelque deux cents bénévoles sur des tâches de restauration, de pédagogie et d’organisation diverses. Elle dialogue avec les pouvoirs politiques, s’indigne des vandalismes du présent et offre des services d’expertise au-delà des frontières du ghetto de Budapest au centre en rénovation de Bucarest.
L’anniversaire de l’association coïncide avec la restauration de l’aqueduc de Médicis et la Maison du Fontainier, mis en œuvre voici quatre cent ans. La maison du Fontainier, ouvre un imaginaire, dont la jolie phrase de Michel Serres détaille la nostalgie : « Archaïque habitat d’Hamadryades tacites… ».
Fontaines, eaux courantes, transports des marchandises, amitiés fidèles, bénévoles, le dialogue avec la Plate-Forme se construit d’escaliers tournants en escaliers pentus, puis sur une charpente de « bien commun » qui sert tantôt de salle de repas, de réunion, de travail, voire de dortoir aux équipes de venus de province. La Seine a baigné cette Rive droite de ses inondations régulières, donnant aux bateliers le rôle principal. La maison Ourscamp, naguère fille cistercienne de l’abbaye picarde (Oise), restaurée et réinterprétée sur la trace des multiples occupations de ses habitants, reste depuis les fondations du XIII ème siècle du cellier, un espace vivant tout entier tourné vers l’accueil.
Cette attitude questionne en profondeur le patrimoine et les politiques de conservation de celui-ci. Pour analogie de pensée, Darwin depuis 1837, dans sa Zoologie du voyage a cherché à faire partager sa conviction que les espèces ne sont point fixes et offrent au contraire, y compris dans les classements que les scientifiques opèrent, des éléments constants de « transformisme ». Transposer à l’habitat les évolutions sociétales, paraît, à première vue, une chose simple, à la portée de chacun. Cependant, une révolution du regard ne suffit pas toujours, sans jouer sur les mots, mais une révolution du « voir » la dimension palimpseste du bâti urbain et les étapes significatives de cette évolution. La créativité territoriale, dont la Plate-Forme explore les formes depuis cinq années opiniâtres parsemées de surprises, est une affaire qui se déploie dans certaines niches temporelles et spatiales, aux liaisons secrètes. À quelques années de Darwin, les romanciers et essayistes Georges Sand et Victor Hugo cherchaient à repenser les enjeux culturels de la préservation patrimoniale, confrontés brutalement à la révolution industrielle. Notre époque offre par l’abondance de ses simulacres audiovisuels (la 3D, la prolifération des images touristiques, le marketing des sites eux-mêmes) une certaine propension à négliger la matérialité et le vivant des choses, déployées du plus humble objet usuel à la symbolique blasonnée des ouvrages d’art.
Mettre en scène
Le quartier du Marais, aménagé au XVIème siècle par Henri IV et ses administrateurs, a été préservé par ce Paris Historique à la faveur des guerres et des remaniements politiques. En 1935, dix-sept îlots insalubres parisiens étaient voués à la démolition qui ne fut mise en œuvre, en raison de l’Occupation, que vingt ans plus tard. Entre temps, les quartiers de Maubert et du Marais avaient été la proie de perquisitions militaires à la recherche de résistants ou des citoyens juifs. Un entrelacs d’histoires touffues accompagnait ces lieux délabrés, que l’association va réhabiliter au travers des actions archéologiques, terrassières mais aussi culturelles : le Festival du Marais, conçu à leur initiative, se tint annuellement de 1961 à 1993, attirant un public fourni et éclectique, qui sur convaincre les politiques de Malraux à Pompidou. Ce festival avait pour but de faire prendre conscience aux Parisiens et à l’administration de l’état de délabrement de leur quartier et des potentialités énormes de celui-ci. Le ministère Malraux, convaincu, sauvegarda le quartier dans une démarche emblématique de redécouverte.
Dans une prise de conscience analogue, le « comédien d’appartement » et interprète Nicolas Raccah a ressenti la nécessité de faire connaitre une littérature féministe oubliée, la poésie érotique de la Renaissance. Frotté de philosophie, il redéfinit son métier en 2009 en créant, avec la Compagnie Fatale Aubaine, « Le Petit Traité du Plaisir qui met Oubli à la Mort » : à partir de poésies érotiques féminines du XVIème siècle, il évoque une partie oubliée parce que censurée de notre Histoire. Dans une discrétion qui porte ses fruits, la Compagnie Fatale Aubaine tourne au travers les appartements et les théâtres sans discontinuité.
Béatrice Wattel se définit comme un(e) écrivain-biographe, tantôt signataire de sa plume tantôt nègre. Son attachement pour le Cantal où elle séjourne régulièrement lui fait alterner l’écriture intime à la mémoire rurale, mais elle anime également une réflexion sur le Paris littéraire, cette mise en scène (en Seine) des mots et des maux. La biologiste Mariana Veauvy, spécialiste du plancton, source de l’alimentation, évoquait analogiquement notre incursion dans les savoirs par l’approche biomimétique.
L’anthropologue et cuisinier Yassir Yebba, du dream team vouglaisien de Jacky Denieul, reprend le thème du repas partagé et du « bien commun » de la nourriture. La table, embryon de l’espace public, rapproche de la terre par le jardin des saveurs. Les choses et les mots se relient : alternatives, altérités, restauration des estomacs et des palais. Après le travail de nettoyage par les bénévoles du Paris Historique, il était d’usage de manger en commun, comme les Compagnons du Devoir, avec qui les membres du Paris Historique entretiennent de bons rapports : le repas pris sur la tomette que l’on avait soi-même préparée. La restauration requiert une patience et une humilité et font parfois mauvais ménage avec les écoles d’architecture, plus familières des charrettes d’urgences.
Autre concordance gustative : en matinée, lors d’une réunion de philosophes dans la cité, initiée par Jacky Denieul (et Florent Blin, association d’Arts) et Claire de Chessé (association PhiloLab) à l’Entrepôt ( au travers de l’initative du Ciné Philo animé par Daniel Ramirez), nous avons évoqué avec Léon Wisznia et Yassir Yebba le festival de philosophie de Modène qui, dans le ciel des gourmets de l’Émile Romagne (vinaigre, vin de lambrusco, prosciutto crudo), retentit de débats philosophiques gratuits tant dans les églises que sous des chapiteaux de toile. Ce festival de Philosophie entretient depuis 2001 sa réputation entre la danse des savoirs et la farandole des saveurs qui sont servis sur trois journées de septembre : menus Platon, Épicure,… Nous ne savons pas si Kant a inspiré un repas. Les villes offrent une énergie particulière, plus rapide et nerveuse car saturée de présences professionnelles. Selon l’essai percutant de Georg Simmel Les grandes villes et la vie de l’esprit, publié en 1902 suite à une conférence donnée à Dresde en Allemagne, les villes expriment des interactions sensorielles et énergétique spécifiques que nous ferions bien d’étudier. Toute association de préservation patrimoniale, entrée dans l’histoire par l’amour d’un ouvrage consacré par le temps, qu’il soit four banal ou fontaine, sait bien que cette compassion de l’humanité pour ses œuvres d’art, va la mener au-delà de « l’ouvrage-enfant » qu’il adopte, vers une exploration des profondeurs mêmes de l’humanité, du pétrissage du pain à la source de vie.
Penser la transmission populaire
La longévité du Paris Historique s’explique donc, bien au-delà des festivités festivalières, les conférences d’histoire de l’art et du travail de restauration des bénévoles, par une réflexion concrète sur la transmission. En 1950, il n’y avait plus de tailleurs de pierre, après la disparition des derniers de Montmartre. Les membres de l’association ont cherché, outre les chantiers de jeunes à promouvoir des gestes de la taille du bois et de la pierre. De fait, l’association prend soin d’accueillir des jeunes issus des BTS spécialisés de province afin de les soutenir dans leurs choix de métiers manuels. Au travers l’enseignement des Compagnons du Devoir, au travers la résurrection de classes de taille de pierre, se pense une éducation des enfants dans leur milieu. C’est à dix ans que l’enfant apprend à aimer son quartier plutôt que dans l’adolescence, ou il n’a qu’une hâte c’est de s’en échapper. La question du « temps partagé » du samedi matin sur la Ville de Paris permet d’imaginer des classes sur l’eau, des classes découvertes sur le patrimoine, des classes pour s’imprégner et reconnaître la diversité des quartiers de Paris. Jean-Louis Ricot, comme Jacky Libaud, attentifs aux transformations du XVIIIème arrondissement mentionnent que dans telle rue des quartiers nord de Paris, on vend encore des poulets vivants…
L’association se préoccupe de la vie des quartiers plutôt que de l’insularité des monuments : telle cité ouvrière du XIème arrondissement plutôt que les serres d’Auteuil, telle halle plutôt que tel jardin privé. De fait, l’association connaît très bien les endroits secrets du Paris populaire depuis le « lavoir de Gervaise » qui a inspiré les romans de Zola jusqu’à en faire comme pour « le Pont du Nord » un lieu imaginaire et mythique à la fois. À titre comparatif, l’association À travers Paris représentée par Fanny Rahmouni multiplie les promenades urbaines à travers l’Île de France, dans cette expérience sensible de la marche qui comme Jean-Jacques Rousseau le signalait naguère dans les Rêveries, exerce sur la pensée son pouvoir facilitateur. Créer, c’est à la fois penser et panser.
La transmission passe également par le jeu du souvenir, de l’édition et des questionnaires spécialisés, alimentés par une vingtaine de conférenciers. Paris Historique a mis en scène des rallyes sur tel ou tel site à découvrir. De même, la bibliothèque draine tous les ouvrages documentaires édités sur Paris ainsi qu’une riche photothèque et douze mille dossiers. Nul doute que les romanciers et auteurs de nouvelles viennent ici puiser des anecdotes que leur imagination saura transcender. La ville se tisse des lectures et des rencontres d’art ambulantes pour Olivier Mauchauffée (Parcours d’art) qui participe également également de l’Atelier en commun concept (fréquentations artistiques multiples). Dans une continuité qui inverse les rôles, la nature affleure au travers les ouvrages d’art. C’est Jacky Libaud (Balades aux jardins) qui rappelle à travers la dernière parution d’Anne Jankéliowitch : Toutes les idées géniales qu’on a piquées à la nature …
Enfin la loi et ses échos divers : Paris historique s’est fait connaître par des procès médiatisés : des structures aussi différentes que l’hôpital Necker et l’Hôtel de Lambert (acquis par une société qatari) ont fait les frais d’une gestion désinvolte des bâtiments du passé. Défendre les savoirs faire du passé, c’est aussi défendre une chaîne de transmission du présent. Dans l’inventaire dressé par les pionniers du Paris historique, le relevé scrupuleux des maisons et édifices parisiens se lit en qualité de couleur : doré pour l’exceptionnel, puis un bleu, qui se dilue bientôt dans de multiples nuances de gris…
L’interaction, la créativité, l’État
Dans la conversation multiple que constitue nos rencontres, le rôle de l’État affleure à maintes reprises, parfois fantasmé sans précautions, comme un outil à la fois déshistorisé et fantômatique, que l’on peut invectiver, sans crainte qu’il vous réponde jamais. Or, l’État républicain est responsable d’une politique patrimoniale justifiée par un arsenal législatif, qui forge grâce à l’expertise collective des usagers, des techniciens et des savants, les principes d’une transmission attentive aux différentes expressions sociales et artistiques du passé. Pour exemple inverse, Louis XIV a naguère, férocement détruit les ouvrages d’art romains, jaloux de leur grandeur. Depuis la Révolution française, vivifiée par la réflexion de l’Abbé Grégoire (1750-1831) sous la Convention, l’État est en effet devenu le principal garant du patrimoine, dans la conservation de ses traces et sa valorisation. Après Grégoire, fondateur du Conservatoire des Arts et Métiers, les inventaires menés par l’État, notamment ceux au XIXème siècle par Prosper Mérimée et les découvertes liées à l’archéologie préventive instituée le 17 janvier 2001, l’État français reste au monde la structure publique qui a le plus œuvré pour la préservation du patrimoine. Aujourd’hui encore, le budget du ministère de la Culture est pour moitié consacré au Patrimoine, jusqu’à supporter l’accusation d’une « sur patrimonialisation ». Après avoir lancé le terme de « vandalisme » qui désigne la déprédation volontaire des biens publics, l’Abbé Grégoire déclarait en 1794 que « Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts, les hommes libres les aiment et les conservent ». On ne saurait mieux dire de la racine de nos bonheurs et de nos maux.
Dans les faits, l’État se construit des multiples initiatives des hommes et des femmes qui retissent constamment une histoire collective à l’écoute de mémoires personnelles, tronquées, voire partisanes. La France s’est dotée le 1er juillet 1901 d’une structure qui reste à ce jour unique au monde : l’association qui permet à trois personnes d’initier, de porter et de transmettre un message légalisé. La crise est à première vue un bonheur pour le patrimoine. Comme l’a mis en évidence Paris Historique lors de son Congrès de Nancy dans les années 1970, rénover coût moins cher à la collectivité que raser pour reconstruire à neuf. Comme d’habitude, cette équation suppose d’autres éléments qui forment vie au-delà de l’abstraction économique. Pour restaurer au mieux, il faut cette graine de subtilité, qui allie le goût de la beauté à la passion, l’amour et la connaissance du passé. Les phrases de l’abbé Grégoire sonnent d’une actualité forte. Le désir, le goût et l’éthique sont ici réunis pour un ouvrage qui ressort de la solidarité… et de la fraternité populaire, pour reprendre une des devises pérennes de la République. L’éducation à la beauté ne suffit pas en cette matière, puisque (et l’emballement du marché de l’art le prouve tous les jours) rénover un bâtiment public suppose que celui-ci échappe in fine à l’entreprise privée pour retourner à la contemplation et à la jouissance de la collectivité publique.
L’enseignement des arts et des lettres se trouve pris entre des injonctions qui le désorientent si on lui enlève le troisième appui philosophique de son trépied : la mise à disposition du peuple de ses monuments et beautés d’art. À l’écoute des initiatives créatives mises en œuvre par le Paris Historique, on s’aperçoit que les cinquante années de dialogues entre les pierres et les hommes émanent de ces enjeux collectifs : comment réinstaurer de la vie et de la transmission des savoirs concrets dans une interaction instable, celle des histoires de chacun ? De fait, sauvegarder pour la collectivité reste un combat contre de multiples adversaires : promoteurs cupides, édiles inconscients, indifférence publique… La population réagit le plus souvent sous le coup de l’émotion immédiate, telle que l’y incitent les médias. Restaurer c’est d’abord découvrir, comprendre, essayer, se décourager, imaginer et encore plus que cela, manger et discuter ensemble pour raviver ces points d’harmonie en dormance de l’humanité. Nous revenons doucement, par cette logique, à des valeurs de la fraternité des compagnons de travail, qui conduit par les Lumières au bien commun. Nous comprenons également combien la philosophie de l’acupuncture peut réveiller dans une interaction créative les points névralgiques d’une capitale qui s’engourdit. Mais s’engourdit-elle vraiment, alors qu’elle se compose désormais pour moitié de célibataires ? Ceux-ci fournissent les gros des troupes des bénévoles, sensibles à l’enthousiasme, aux causes et aux choses.
Il est enfin de bon ton, depuis l’Ancien Régime centralisateur, de vilipender un État dont la fonction se résumerait à une levée d’impôts aux retombées sociales disséminées. Là encore, le bon sens prévaut : nous ne sommes ni au Paradis des entrepreneurs, ni dans l’Enfer des fonctionnaires (ou l’inverse !), mais dans un pays fragilisé par la crise financière mondiale qui modifie en profondeur et révèle tout à la fois ses façons d’être au monde. Michèle Gaspalou, élue de Gif-sur-Yvette, pose la question de la « gentrification » des quartiers urbains rénovés, tel celui du Marais. Par ailleurs, une société vieillissante réfléchit à plus d’écologie, de compassion et de respect de l’autre, c’est aussi la vision des Babayagas de Montreuil que représente avec nous Dominique Doré. La néoténie de nos sociétés consuméristes s’éteint faute de protagonistes. Une société au développement durable considère à la fois la chaîne du vivant dans ses enfants, ses paysages et ses œuvres. De fait l’initiative dite des « villes philosophes » portée sur les fonts baptismaux à l’UNESCO en novembre 2013 par l’association PhiloLab forcent l’attention : Lyon, Lille, Vouillé, Issy-les-Moulineaux, Saint-Fargeau-Ponthierry, Romainville, Uriage, Saint-Émilion, Marseille… esquissent au ciel de la philosophie une galaxie citoyenne qui rejoint les expériences du goût de Modène et de Bruxelles.
Potentialités et paradoxes du passé
Le présent se confronte régulièrement au passé au travers les rôles que les pouvoirs publics endossent, ne vivant pas sur les mêmes temporalités. Malgré les formes démultipliées de l’expérimentation citoyenne, l’administration s’exprime plus par des écritures régulièrement rompues plutôt que par des œuvres évolutives pensées par potentialités.
Une anecdote symbolique : le surlendemain de notre rencontre mironienne, je me rendais à Fontainebleau, ma ville d’enfance, afin d’assister au dernier jour de la halle, discrètement ornée au pochoir d’étoiles blanches. La halle de Fontainebleau, longtemps qualifiée de « verrue » par ses détracteurs, a été réalisée en béton entre 1936 et 1941 par l’ingénieur Nicolas Esquillan (1902-1989) concepteur du CNIT de la Défense. La minceur de sa voûte, le tracé régulier de ses pavés de verre de toiture et son style tout en courbe, offrait pour Fontainebleau une ponctuation stylistique majeure, dont une quinzaine de prix d’architecture ont souligné la qualité. La halle curviligne, adossée à l’église, abritait le marché maraicher de Fontainebleau que le gastronome Jean-Pierre Coffe décrit pour être un des dix premiers d’Île-de-France. La communauté d’agglomération de Fontainebleau-Avon, tissée entre le Moyen-Âge et la « Fontaine belle eau » du rendez-vous de chasse de François Ier, réunit depuis le XIXème siècle une population composite de résidents et de marcheurs, que le train achemine, sylvains résolus entrainés à la préservation forestière. La forêt de Fontainebleau, premier monument de France et forte de ses dix-sept millions de visiteurs annuels, devance le Château qui n’en attire que trois cent cinquante mille. Les liaisons avec la petite production maraichère, l’autonomie bellifontaine en énergie et en alimentation de qualité, ce petit monde du développement durable et local semblent désormais fragilisés par la fracture brutale des pelleteuses, toutes entières dévouées à la création d’un parking souterrain dédié au tourisme, au moment où se pose avec insistance la question de la réduction énergétique et des nuisances.
L’histoire continue en combat obscur : l’archéologie préventive saura peut-être révéler les secrets d’un sous-sol, dont la transformation en garage automobile n’était sans doute pas le premier souci historique. Et les témoins de cette journée, accrochés à leurs appareils photographiques, transmettront la mémoire de ce que fut la halle majeure des petits producteurs vivriers de la Seine-et-Marne.
Deux lois, celle de l’association 1901 et de l’archéologie préventive de 2001 forment, à notre avis, le berceau de la recherche civile et de cet aménagement du territoire qui passe (aussi) par les invisibles promesses de l’immatériel. Voyons à rebours la moisson de 1801. Que choisir comme tournant majeur : la création du franc germinal ou le concordat de 1801 ? Un regard éloigné vaut mieux qu’un rétroviseur rapide.
Sylvie Dallet le 26 septembre 2013