Aux quatre coins de l’Alsace, 12 avril 2012
vendredi, 6 novembre 2009
Aux quatre coins de l’Alsace,
13 rue des Couples
Cité attachée à ses métiers, Strasbourg n’a heureusement pas renoncé aux mots de la vie concrète qui rythment depuis le Moyen Âge la réalité des destins : rue du Bain des roses, des Écrivains, des Balayeurs, des Bouchers, des Couples, des Orphelins, hôtel du Cerf d’or, auberge du Pont aux chats, du Crocodile… Le « bourg des Rues » historique, fort de ses mots concrets ancrés dans des quartiers traditionnels, se définit cependant comme une cité créative, à l’intersection des savoirs : de l’éditorial design «Strasbourg créative» au créateur chocolatier, de l’école de management aux aménageurs citoyens qui entretiennent aux quatre coins de la ville des jardins partagés. Le site web municipal signale quelque 3 100 entreprises créatives sur le territoire de la Communauté Urbaine de Strasbourg, soit 9,4 % du nombre total des établissements. La créativité semble faire affaire avec toutes les formes productives de la cité, mais également œuvrer en contre exemple : Alain Beretz (le Monde, 6 octobre 2011), président de l’université de Strasbourg, critiquant les classements élitistes du savoir (« le classement de Shanghaï »), rappelle que les « universités doivent demeurer un lieu inattendu, un lieu de découverte un lieu de créativité » …
Nous avons été accueillis au 13 de la rue des Couples, une rue ensoleillée proche de la « Cour du Corbeau » et de l’école, dans l’espace frais du Syndicat potentiel, un lieu d’art minimaliste et multimédia : un titre tout en significations dans un lieu carré et ouvert. Nous étions en quarantaine, et, pour faciliter les échanges à venir, Cora Klein, à l’initiative de la rencontre du 23 mars, a proposé un jeu déconcertant, «Les quatre coins » qu’il a fallu construire à partir des quarante présents et des trois organisateurs (Cora Klein, Stéphane Bossuet, Jean-François Mugnier). J’ai proposé la quatrième question du jeu : à quels jeux jouez vous amis ? Vertige, compétition, hasard ou mimétisme ? Pouvez-vous repenser à votre enfance et répondre sincèrement à ce fil qui vous relie au présent ? Jouez-vous toujours dans la cours des grands à la compétition ou au mimétisme, où laissez vous aller subrepticement aux jeux de hasard et de vertige ? Une jeune femme s’est carrée en souriant sur le coin du mimétisme : elle était clown…
Paradoxes et cheminements : beaucoup de créatifs, devenus des producteurs pour défendre leurs projets, jouaient encore (par la force des choses ?) à la compétition tandis que plus encore, d’autres se rassemblaient au centre de la pièce comme pris dans une spirale de signes incontrôlés dont ils n’entendaient pas sortir de sitôt. « C’est qu’il ne faut pas en sortir » murmurait naguère l’essayiste et musicien Pierre Schaeffer. Le cinquième élément rassemble le jeu subtil de la coopération et de l’atelier, ce que d’aucuns nomment « intelligence collective » ou transcendante et qui reste à inventer.
Toutes ces questions, ces formes de déplacement et de situation dans l’espace riche de nos identités forment un tourbillon de réponses : lieux, professions, occupations, jeux… Une multitude d’expressions surgit au miroir de nos déplacements aux quatre coins de la salle blanche du Syndicat potentiel. Il est important de réfléchir dès à présent combien le terme de créativité peut signifier tout et son contraire, dans une richesse sémantique inépuisable, entre la spontanéité, le talent, l’organisation, la ténacité et le hasard : mouvement, redistribution, mutualisation ne vont pas toujours de pair avec le feu d’artifice que la publicité induit régulièrement. Les territoires étaient dans cet espace blanc de notre 34ème rencontre, redéfinis au travers des porteurs de projets présents, modestes ou flamboyants, selon qu’ils viennent de la ville ou de la campagne, des espaces de marche ou des routes de l’information. Chacun a exprimé avec enthousiasme ou retenue les espoirs et les difficultés du chemin opiniâtre dans lequel il a engagé le groupe ou la communauté qu’il représente.
La matinée a été consacrée aux présentations des organisateurs, qui avaient uni leurs talents (et fait connaissance) pour l’occasion : Cora Klein (Koralliance, la créativité au service du développement des personnes et des organisations), le galeriste expérimental JeF Mugnier et Stéphane Bossuet. Stéphane Bossuet dirige la Coopérative d’Activités & d’Emploi Artenréel, qui agit sous la forme d’une Scop d’artistes entrepreneurs (une philosophie éthique : une personne = une voix pour une gouvernance démocratique) gérée en multi-partenariat public & privé. Le chercheur voyageur Franck Michel (Déroutes & Détours) s’était joint en observateur aux premiers organisateurs. La confiance qui, peu a peu, s’est exprimée dans le groupe entre la matinée et l’après-midi a délié les conversations et les témoignages. Un dernier exercice a complété l’apologue introductif du Dit de la Cigogne (cf. document www.institut-charles-cros.eu) : placer dans un chapeau une série mots qui analogiquement « ont à voir » avec la créativité.
Tirés hors du chapeau, une pluie de papillons de papier de couleur a été collée sur le tableau blanc du mur blanc : expérimentation (3), l’art de s’exprimer autrement, souffle de vie, révolution, essentiel, liberté, processus, amusant, le voyage de l’imaginaire, joie, d’autres possibles, le courage, expression d’un point de vue, débordement (s), émancipation, aventure, insolite, surprendre, non jugement, aller vers la réalisation de ce qui n’existe pas … encore, création (ne pas mourir tout de suite), confrontation, accueil des projets… les plus osés, se retirer, des idées, des impulsions, synergie, curiosité, l’art, la saveur, 1+1=3 et le plus ouvert une énigmatique +.
Espaces et espaces temps
Le lieu du Syndicat potentiel délimite deux salles blanches de travail prolongées d’une salle brique. Le terme « espace potentiel » a été utilisé par le psychiatre Winnicott quand il décrit l’espace de la créativité comme un espace de médiation, riche des attentes, des désirs et des jeux de l’enfant dans sa relation au monde. Le mot de « syndicat » offre deux racines grecques : syn évoque une idée d’ensemble et diké signifie la justice. Avec un peu de poésie on pourrait traduire : union pour la justice. Nous laissons nos lecteurs imaginer les liens entre le nom et son adjectif.
Sabine Cullman (maître de Conférences en Sciences de Gestion, Faculté des Sciences économiques & de gestion, Strasbourg) analyse plutôt le « concept d’espace créatif » (de « l’autisme » des génies aux les pratiques de management innovantes) à travers une nomenclature anglo-américaine qui distingue l’underground (le processus autonomes et rebelles de la création culturelle de terrain), le middleground (les rôles facilitateurs des communautés intermédiaires), l’upperground (entreprises & institutions, les industries culturelles) qui, dans une circulation nécessaire (mais non mesurable) forment cet ensemble créatif que la modélisation appelle de ses vœux. Dans cette perspective, les « territoires créatifs » peuvent être à la fois des exemples de bonnes pratiques et des courroies de transmission. Cet exposé relatif aux espaces théoriques ne faisait pas mention du tissu concret de l’espace-temps issu de la géographie des territoires.
Au sud de la capitale régionale et dans une relation aux luttes qui forgent le terrain, deux élus territoriaux du Haut-Rhin, Jo Spiegel (maire de Kingersheim, un village devenu le 8ème centre urbain départemental, proche de Mulhouse et Conseiller Général du canton de Wittenheim – 68) et François Tacquard (Président de la Communauté de Communes de la Vallée de Saint Amarin, 68 – près des Vosges), ont présenté des expériences politiques qui, en ville et en campagne, restent emblématiques des combats pour le changement, que celui-ci soit créatif, innovant ou plus simplement solidaire. On pourrait songer en écoutant ces élus passionnés par les communautés et leurs paysages, à cette phrase testamentaire : « le zèle de Ta maison me dévore ». En période de crise, la solidarité doit devenir un horizon créatif de l’humain dans sa maison-monde.
Jo Spiegel défend l’idée d’une « expertise citoyenne » à partir d’une « intelligence collective créatrice », fertilisée par la diversité des points de vue. La « construction du « commun » s’exprime au travers de décisions du quotidien, telles que le plan local d’urbanisme, la construction d’une école, l’accueil digne aux manouches, mais également par des réflexions sur la « démocratie de participation » qui continue de s’inventer bien au delà du bulletin de vote. La réflexion engagée de Jo Spiegel le conduit à renforcer la fraternité de la devise républicaine, dans une trilogie sociale renouvelée (« utopie/ résistance /enga- gement ») qui s’incarne au travers des grands politiques et hommes d’Etat : Parvis Jean Moulin, Place Jean Jaurès, Agora Mendès France. Cet axe de pensée revivifie les axes originaux de la IIIème République (les savants, les grands hommes, la solidarité…), dans un « retour aux sources », qui accepte les rythmes et les souffles des expériences, de la retraite spirituelle à l’engagement pour « nos enfants ».
L’ingénieur François Tacquard, de sensibilité écologiste, a décrit l’origine de son engagement envers les territoires ruraux entre le Larzac et l’Alsace, après des études montpelliéraines et une lecture marxiste des conditions de production. Cet amour pour la terre l’a fait étudier la géographie des comportements sociaux et le développement local des paysans et des paysages. Comme pour Jo Spiegel, la parabole biblique des « Talents » lui est familière : celui qui a un don doit le faire fructifier pour le bien de tous. Sa connaissance du terrain lui fait travailler sur les ressources locales, détecter les savoirs faires et construire des synergies telles qu’en 1976 une coopérative « paysans – ouvriers » et un festival « folk rock ». Là encore les combats du terrain se colorent du combat des idées : François Tacquard a subi quelques revers politiques contre les forces sombres de l’inertie (le loto, la boisson, l’incompétence) et du repli sur soi (« beaufisme » et « biberonnage de la parole publique »). Avec des accents complémentaires de ceux de Jo Spiegel, cet élu ancre son combat dans la durée, à la lumière de l’utopie, au nom des potentialités humaines et de l’amour pour sa vallée.
Depuis vingt ans, la vallée de Saint Amarin offre un espace d’expérimentation à François Tacquard et de ses amis, engagés à réhabiliter cette vallée industrielle, naguère abandonnée et qui accueille aujourd’hui, sur le site réhabilité de la Grande Chaufferie, une dizaine de festivals artistiques, 85 entreprises, des espaces de vie, de restauration, de jardins et un musée. Les jardins ont été les premières pousses de la rénovation du site dévolu depuis 1850 à une industrie textile mulhousienne, florissante puis déclinante. Aujourd’hui, l’air pur, la pépinière des entreprises, la corde vibrante des initiatives culturelles fait lentement reculer la « dictature du dernier mot », ce « gros animal » que stigmatisait Platon en Grèce classique. La fierté du projet collectif, le développement des potentialités d’accueil de la vallée permettent une « autoguérison » en profondeur des communautés villageoises : le « territoire vécu » permet à chacun de retrouver son temps et le temps des autres, de penser la friche comme une métamorphose potentielle et de réinventer une démocratie sensible qui donnerait du temps aux espaces communs.
Quelques exemples de la vallée qui chante : en 1985, un groupe d’habitants a créé l’association transversale ARCS (Actifs Retraités Chômeurs Solidaires). Elle met en relation les personnes qui cherchent un emploi avec celles qui ont besoin d’aide. Aujourd’hui, l’ARCS donne du travail à plus de 80 personnes du canton. En 2000, 30 bénévoles de la vallée, créent le chantier d’insertion associatif des Jardins de Wesserling qui emploie aujourd’hui quatre permanents et dix salariés engagés dans un parcours d’insertion professionnelle pour une durée de deux ans à cinq ans. En 2004, une vingtaine de bénévoles supplémentaires lance l’association Patrimoine et Emploi, également chantier d’insertion, qui emploie désormais quatre permanents et dix salariés en insertion. Le financement de ces initiatives se renforce d’une équipe organisatrice de fêtes, chargée de drainer de l’argent redistribué aux travailleurs. La création, la fête et l’emploi coopèrent pour réhabiliter, au delà d’un territoire mémoriel, toute une vallée vivante et contradictoire. L’accouchement est difficile, mais le fruit est prometteur.
Pour bien faire comprendre les difficultés de chaque jour, François Tacquard met l’accent sur un aménagement territorial concret, en lutte contre une chaîne de prédateurs. Parfois cette prédation accompagne involontairement l’action publique : certains élus, attachés à donner leur nom au neuf (du passé faisons table rase, une fausse bonne idée de la créativité) entretiennent, dans leur zèle, des formes de destruction. Les lieux habités sont porteurs de métamorphoses et, pour parler argent, il vaut mieux parfois gardienner et réparer plutôt qu’abattre. Laisser un lieu en friche pour qu’il pourrisse et soit abandonné aux mauvais traitements des maraudeurs, suppose une pensée de la dégradation qui empoisonne longtemps le paysage et l’imaginaire de ses habitants. Entretenir un paysage comme un jardin, c’est mettre dans l’œuvre un soin de soi.
Le dialogue collectif entrepris au Syndicat potentiel conjugue désormais la triple dimension d’un cercle parfait : une reconfiguration solidaire menée par des volontaires créatifs (petits ou micro entrepreneurs, artisans, artistes, élus, bénévoles) qui valorise des espaces géographiques dans le respect des communautés qui les peuplent. Pour cela la convivialité s’interroge : faut-il redécouvrir les espaces à hauteur du regard et du toucher, ou préférer les rassemblements festifs où on mange en commun ? Les avis sont partagés dans cette Alsace qui traditionnellement goûte et dîne pour partager des valeurs communes. La question se dévoile à plusieurs reprises en filigrane : la découverte d’un pays ne rime pas seulement avec gastronomie, mais au travers de nouvelles approches du terrain. Quand l’œil écoute et l’oreille voit, le goût se forme dans ne forme d’éducation lente qui forge toute une communauté. Les sentiers du savoir ne sont pas les autoroutes de l’information : à pied, à vélo mais aussi par la mise en culture de jardins urbains tel celui du quartier de la Madeleine A.H.B.A.K – Association de quartier d’habitants). Notre déjeuner a été également conçu par une restauration de réinsertion.
Le voyage de l’imaginaire
Dans cette perspective attentive qui tient tous les sens en éveil et développe l’individu, plaçons le temps de se parler et l’apprentissage des langues. Jo Spiegel pense avoir changé en profondeur la pratique séculaire des vœux du maire en pratiquant avec les citoyens une déambulation de découverte dans la ville de Kingersheim. Jean-Pierre Vix est président de l’ARENAS qui œuvre depuis trente ans pour la sauvegarde des langues anciennes, dans l’enseignement mais aussi par des manifestations de rues (concours des Olympiades) et l’ouverture de la Cité (polis). Le Café Philo qui se réunit à 18 heures 30 au café Michel de l’avenue de la Marseillaise souhaite également développer l’esprit critique des individus. C’est son inspirateur, Bernard Lévy-Clauss (blog le Philousophe : « Le sérieux est à la philosophie ce qu’il est à la bière. Il surdimensionne ce qu’on ingère jusqu’à s’en rendre malade » …), attentif aux certitudes « intermédiaires provisoires » qui a inscrit l’énigmatique « + » comme définition de la créativité, cette : « capacité à ajouter quelque chose à ce qui existe ». Et de citer Nietzsche qui opposait Méthode à Culture, dont le chemin violent ne peut rester droit.
La Ville inspire également l’association transdisciplinaire Horizome, qui noue sans depuis 2010 l’art à la recherche sur le quartier de Hautepierre. La ville est ici un théâtre, un palimpseste de fictions qui s’entrecroisent, s’hybrident et se rejoignent grâce aux passerelles de la parole. Le quartier de Hautepierre, accueille désormais quelques « résidences d’artistes » en milieu populaire. Devenu terrain d’exploration, les sociologues et les architectes usent volontiers des mots anciens pour tisser des liens nouveaux. On parle désormais de « recoudre le Campus à la Ville », au travers des déambulations estudiantines du Campus vers l’Esplanade, comme naguère les processions médiévales savaient créer un lien éphémère entre le mélange des rues et les corps fixes des métiers.
Des manifestations d’ampleur telles que Strasbourg – Méditerranée, Giboulées, ou le Festival des Paysages dessinent en pointillé la naissance d’autres contrées, riches d’imaginaires différents. L’Alsace est une terre de migrations et de passages. Le tissu urbain nourrit aussi les déambulations radicalement transverses proposées par le Latourex (« Laboratoire Expérimental de tourisme » animé par Joël Henry) qui explore le tissu urbain sur des modes aléatoires sophistiqués.
Citons les alphabets d’inspiration Latourex, qui, comme un catalogue Manufrance mâtiné d’Oulipo, déclinent sur des racines anciennes, ce que le poète Maeterlinck suggère sous la phrase de « quels nœuds de volonté s’insèrent en ton mystère »… Le grec conjoint ici le latin sur des initiatives abracadabrantesques qui sont sérieusement expérimentées : l’Alphatourisme, c’est visiter une ville de A à Z, de la première rue à la dernière selon l’ordre alphabétique. Après les avoir repérées toutes les deux sur le plan, tracer la droite qui les relie. Marcher le long de cette ligne à travers le réseau des rues. L’Anarchronotourisme c’est voyager muni d’un titre de transport périmé ou par un moyen de locomotion obsolète (chaise à porteurs, grand-bi, palanquin, galère, fiacre, draisine, 2 CV, dirigeable…), ou bien : visiter une ville étrangère selon les conseils d’un guide de voyage dans une édition ancienne. La Bibliodyssée devient un tour du monde littéraire. Mode d’emploi : lire pour commencer un livre d’un auteur de son pays, puis un livre d’un auteur d’un pays voisin, puis un livre d’un auteur d’un pays voisin de ce pays voisin…et procéder ainsi jusqu’au retour chez soi… Jusqu’à son petit Liré, aurait dit le poète Joachim du Bellay.
Culture, cohésion sociale et aménagement des territoires
Jo Spiegel avait lancé en matinée cette phrase qui carillonne et qui réchauffe : les élus doivent être « des instituteurs de l’agir public », des ingénieurs du « vivre ensemble », des ouvriers et des architectes de la « construction du commun ».
Forts de notre confiance quaternaire, nous avons constitué quatre groupes de bâtisseurs pour transmettre aux témoins des questionnements pertinents. La créativité de groupe, base de la cohésion sociale, a rapidement permis de comprendre que nous n’accordions pas le même sens aux mots. Le groupe lié au développement économique s’est disputé sur l’origine du monde : collectivités locales, entreprises, méta et micro – systèmes, sans accepter la coexistence des fonctions et des termes. Le groupe dévolu à l’aménagement du territoire s’est plongé au miroir du paradoxe, égrenant la multiplicité des fonctions qui le nourrissent : top down, clusters, pôles d’excellence, dispositifs et critères d’évaluation, décloisonnement des acteurs et des méthodes, droit à l’expérimentation, modèles transposés, variations d’échelle… le vertige était au rendez-vous des aménageurs. Le groupe culture était sûr de tenir le bon bout des questions essentielles ; cependant, assez rapidement, des incompréhensions catégorielles surgirent entre « analyses » et « mesures », entre « artistes » et « artisans », entre « cultures savantes » et « cultures populaires ». Les cultures séparent et rassemblent tout à la fois les communautés et les personnes. Notre perception demeure fluide sur des échelles et des périmètres divers. Quand le vent se lève, certain construisent des murs d’autres des moulins. Pourquoi les mesurer ? Est ce que c’est mesurable ? A-t’on besoin de les mesurer ? Est-ce une bonne mesure du grain ? Point n’est besoin de gérer la Nature. Le langage des choses dépasse de bien loin l’usage des objets de mesure. Dès qu’on laisse un terrain vague, il y a quelque chose qui s’y passe. Le « principe de précaution », pourtant si utile, a pour revers l’étouffement des initiatives.
La créativité des villes sert de soupape sociale et en organise à long terme la mue. Le repas nous avait été préparé par une entreprise d’insertion. L’association Vozidées.com imagine un feu d’artifice de propositions décalées : mangez vos couverts, « poussières de chômeurs »… L’Ecole d’Automne en Management de la Créativité (Pour une Cité des idées) décrite par Sabine Cullman offre une joyeuse fête des fous à la créativité strasbourgeoise (architecture, université, laboratoires de recherche, beaux-arts…) et internationale. Les « fêtes des rues » par la nécessité de coexistence publique envisagent des projets comme autant de formes multiples d’acceptation de l’autre, mais aussi d’aménagement du territoire, de détection des souffrances et de création de richesses, les quatre coins de socle d’une démarche de qualité. Marc Dondey (économie créative Communauté Urbaine de Strasbourg) rappelle que la ville britannique de Manchester a mis en place des « creative credits » qui mesurent le dynamisme des entreprises et souhaite développer sur Strasbourg des dispositifs d’écoute des initiatives innovantes pour la communauté. Fréderic Terrien (Maison de l’Emploi et de la Formation de Saverne) nous décrit les initiatives relationnelles qui ont conduit la cité de Saverne à tisser des liens entre les entrepreneurs, les collectivités territoriales et les demandeurs d’emploi. Parmi ces propositions, la « semaine du développement économique » réunit les acteurs du territoire afin de développer des partenariats locaux.
Enfin, Raphaël Bauer (CINE de Lorentzen) décrit la métamorphose de l’Alsace bossue, naguère dévaluée dans l’imaginaire des esthètes. Le Festival des paysages, conçu sur trois semaines de développement économique rural dans une économie remarquable de moyens (35 000 euros), offre en plus value ce qui n’était pas prévu : la curiosité des Alsaciens cultivés qui, de découvertes en repas de fête et prises de parole, sourient à ces ruraux pauvres qu’ils dédaignaient naguère. Le thème du paysage offre une ressource foisonnante, naturaliste, patrimoniale, culturelle, artistique… en regards et en actes. « Faire sa fête au paysage » restitue la richesse de multiples approches vitaminées : concerts, ateliers, sorties de plein air, animations et découvertes… Le mot de « Richesse » reste le premier synonyme de la complexité fondamentale des rapports de l’être humain avec la nature qui l’environne et construit son rapport au monde.
Tout ce grain à moudre
Comme le rappelle opportunément le bréviaire Latourex, le « tourisme » témoigne « d’une inclination particulière pour les tours, beffrois, clochers, campaniles, minarets, gratte-ciels… » tandis que le « kleptotourisme » n’est « qu’une pratique indélicate qui consiste à aller visiter des curiosités touristiques majeures, dans le but de s’en approprier illégalement un fragment : un boulon de Beaubourg, un menhir de Carnac, une écaille du monstre du Loch Ness… » La créativité est à ce prix : sérieuse pour les amuseurs, dangereuse pour les hypnotiseurs. Il faut bouger personnellement pour échapper à l’immobilisme des données chiffrées. Depuis des millénaires, l’esprit humain procède par analogie alors que cette civilisation qui se fraie un passage via nos écrans, se fonde de plus en plus sur le quantitatif numérique : des millions de pixels bousculent les plaques tectoniques de nos mémoires. Il faut réinventer les arts martiaux que sont de tous temps, la conversation, la musique, la danse, l’humour, la promenade hors les murs, disciplines d’écoute et de flânerie, menées en parallèle de la gestion volontariste des espaces. La Méditerranée s’essaie au tango à Strasbourg, conjuguant subtilement les exils intérieurs avec les appels à projets. Si « l’air de la ville rend libre » au Moyen Age, l’écrivain Georg Simmel résume à l’époque contemporaine l’envers de la médaille, « la ville multiplie les milieux qui s’ignorent et qui l’ignorent ». Les noms des rues comme les paysages sont autant de traces familières qui nous offrent un surcroit nécessaire de rêverie, analogie des brins d’herbe échappés des pavés. Juste un petit décalage, un jeu sans enjeu visible, une source discrète.
En 1906, l’institutrice Selma Lagerlöf, première femme prix Nobel de littérature en 1909, avait imaginé le voyage d’un enfant sur le dos d’une oie. En 1930, un manuel scolaire rédigé par l’inspecteur Antonin Fraysse décrivait le tour de France d’un enfant d’une vallée des Vosges sur le modèle du Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. A la différence du récit suédois, la monture volante était une courageuse cigogne accompagnée de nains et du petit peuple animal : corbeau, canard, hibou, écureuil, éléphant du Jardin des Plantes… Ses ennemis jurés étaient des prédateurs habiles, le rusé Goupil et Créia la buse cruelle. « Jacques le poucet » devait, par une éthique de la solidarité avec le vivant (« la chaîne d’argent » de la bonté), redevenir le garçon responsable que l’adolescence gaspilleuse l’avait empêché de devenir. Le couple de Jacques le poucet et Klapp la cigogne au pays de Françoise découvrait les merveilles industrieuses et les mystères des paysages français comme autant d’enjeux de survie et nourritures de l’esprit. A. Fraysse le justifie ainsi dans sa préface : « Ce livre est un voyage à vol d’oiseau autour de la France (…) nous avons voulu donner de la France l’idée d’une grande famille, laborieuse, unie, prospère et surtout fermement attachée aux œuvres de paix. »
Au-delà de l’analogie facile que nous pourrions envisager avec la Plate forme nomade, revenons à tire d’aile vers la présentation faite par Christine Laemmel du Réseau rural régional d’Alsace, très attentif aux mues et aux potentialités des paysages : l’existant peut être source de créativité. Les réseaux d’acteurs que suscitent les TIC, offrent à l’innovation des idées nouvelles qui se nichent dans des paysages anciens. C’est sur ce terreau historique secret, assoupi ou vivace, que se bâtiront les territoires de demain, sur des initiatives prospectives qui conjuguent solidarités avec humanités.
L’odyssée chaleureuse des « récits animés, colorés et pittoresques » de Klapp d’Alsace et du Poucet du Hohneck se clôt ainsi « Nous avons fait un beau voyage (…) A la fin, il fallut bien se quitter ».
Sylvie DALLET, 12 avril 2012