À la recherche du MONDE SANS NOM
lundi, 27 mai 2019
À la recherche du Monde sans Nom
Lorenzo Soccavo, chercheur à l’Institut Charles Cros, nous adresse ce texte qui après La recherche du Temps perdu questionne l’innommé des choses secrètes.
L’humain désigne et se désigne jusqu’à épouser toute forme émergente, jusqu’à nommer toute création.
Naguère la romancière Ursula K. le Guin écrivait « le nom du monde est forêt », car les vivants, excepté les humains, ne se nomment.
« La tradition judéo-chrétienne est fondée sur la prolifération du nom. « Tout ce que le glébeux crie à l’être vivant, c’est son nom. », ainsi l’exprime André Chouraqui dans sa traduction originale du verset 2-19 de la Genèse qu’il appelle Entête.
La théorie kabbalistique du langage remonte en deçà en avançant l’idée que la Création entière émanerait du nom de Dieu, toute chose ayant été créée à partir des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque (se référer aux travaux de Gershom Scholem).
Cet entrelacement infini des noms, ces entrelacs que la littérature forme, qui sont littérature, façonne et anime notre monde des noms (façonner et feindre étant les deux actions cumulées dans le nom latin fictio, d’où dérive en français fiction).
Nos décalages profonds avec ce monde vécu viennent alors des irréductibles dissemblances entre les noms et les réalités qu’ils désignent. Le mot chien n’aboie pas mais, en plus, il ne ressemble absolument en rien à un chien qui serait muet.
Mallarmé dans son œuvre poétique a reformulé ce malaise avec son acuité singulière : « Après avoir regretté que les mots ne soient pas « matériellement la vérité », écrit Maurice Blanchot en 1955 dans L’espace littéraire, que « jour », par son timbre, soit sombre et « nuit » brillant, Mallarmé trouve dans ce défaut des langues ce qui justifie la poésie ; le vers est leur « complément supérieur », « lui, philosophiquement, rémunère le défaut des langues ». Quel est ce défaut ? Les langues n’ont pas la réalité qu’elles expriment, étant étrangères à la réalité des choses, à l’obscure profondeur naturelle, appartenant à cette réalité fictive qu’est le monde humain, détaché de l’être et outil pour les êtres. ».
Gabriel Garcia Marquez évoque dans son roman Cent ans de solitude une scène émouvante durant laquelle les personnages accolent aux objets de leur vie courante des étiquettes avec leurs noms de peur de les oublier.
Que serait en effet un monde sans nom et potentiellement toujours substituable à d’autres ? Comment le percevrions-nous ?
Dans À la table des hommes, Sylvie Germain imagine pour nous ce que serait un dépassement de l’horizon de sens de nos sens. Ainsi, parlant d’un porcelet et d’une jeune daine écrit-elle : « Le monde leur est à la fois opaque et évident, ils ne le réfléchissent pas, jamais ils ne s’étonnent devant lui, ils se tiennent simplement, totalement, en son sein. L’espace alentour, aussi beau soit-il par endroits, ne fait pas pour eux paysage, ils ne le contemplent pas, ils posent sur lui un regard lisse, luisant de candeur. Ils le hument, ils le respirent par tout leur être, les yeux mi-clos. Ils l’inspirent et l’expirent à une juste cadence ; tel est le dialogue qu’ils entretiennent avec lui – un continuel et pénétrant échange de souffles. ».
Partout où nous allons nous nommons. Tout ce sur quoi nos regards se posent a déjà un nom que notre espèce animale lui a conféré d’autorité. Le moindre repli de notre cerveau a un nom. Les différentes parties des neurones ont des noms. Tout. Nommer est notre façon de réifier, puis de coloniser le monde.
L’acmé de cette nomination se réalise dans les mondes fictifs, les mondes littéraires qui ne sont que des mondes de noms, de mots censés nous faire oublier ou comprendre l’immonde du monde. Les considérations onomastiques et toponymiques structurent d’ailleurs ainsi, tout au long de La Recherche, l’espace-temps proustien et ses souffrances exprimées, de solitude, de jalousie… Et en juste retour des choses sur les maux du monde, ces mondes imaginaires nous habitent car le boomerang des noms nous revient toujours en plein cœur, dans notre propre monde intérieur.
Avec le langage, le Monde sans Nom nous est devenu inaccessible.
Ce que nous percevons comme réalité n’est en grande partie que l’accumulation densifiée des effets de réel générés par la subtile géométrie du langage à l’œuvre.
La quête du Monde sans Nom est-elle vaine alors, ou bien passerait-elle par la traversée des mondes de noms, des mondes de fiction ?
Si pour notre esprit notre monde intérieur n’est pas un immense vide, ce n’est pas par le trop-plein de viande et de viscères qui nous délimite dans l’espace physique, mais par la plénitude des noms qui en lui, en notre esprit, nous pensent.
Nous pensons penser, alors que nous sommes pensés, que nous sommes toujours, au plus intime, des personnages littéraires – des personnages de lettres, de l’être – à la recherche du Monde sans Nom.
Lorenzo Soccavo
No. 1 — mai 28th, 2019 at 18:12
Fort beau texte,intelligent et qui donne à penser.Notre pensée ne pouvant échapper à la tyrannie des mots peut-elle (et par quelle voie,l’intuition?)trouver un mode de cohésion intérieure et de communication extérieure autre que sensoriel?
No. 2 — juin 3rd, 2019 at 18:43
Le langage des oiseaux joue sur les sons et les sens des mots
Il y a plusieurs voix dans l’entendement humain…Voies et voix