Androgynes, Vénus arctiques et créatures zoo-anthropomorphes : quand le chamanisme inuit se fait objet…

§ Dans le brouillard matriciel des Origines, le triomphe des métamorphoses accomplies

Adglané, adglané : il y a longtemps, il y a très longtemps…[1]

Dans le brouillard matriciel des Origines, le cosmos fécond en potentialités n’était pas prisonnier de formes immuables.

En ces temps immémoriaux de puissance où régnait souveraine la loi de la métamorphose, toute fracture ontologique était proscrite. Les barrières interrègnes étant bannies, les êtres pouvaient librement changer d’apparence sans nuire pour autant à l’harmonie. Réunis par une communauté d’essence, ils fraternisaient et communiquaient par un même langage :

« […] il n’y avait pas de lumière sur la terre. Tout était ténèbres et, narre un mythe cosmogonique inuit, l’on ne voyait pas d’animaux. Et pourtant, il y avait sur la terre des hommes et des animaux. Mais il n’y avait pas de différence entre eux. On vivait pêle-mêle. Un homme pouvait devenir animal et un animal, homme. Il y avait des loups, des ours et des renards. Dès qu’ils s’étaient transformés en hommes, ils étaient tous semblables. Ils pouvaient avoir des habitudes différentes, mais ils parlaient la même langue, ils habitaient les mêmes maisons, chassaient de la même façon.

C’est de cette époque que datent les formules magiques. Un mot dit au hasard pouvait soudain acquérir une certaine puissance et ce que l’on désirait se produisait alors sans que l’on pût expliquer comment »[2].

Au travers de la parole imagée du mythe et de la force envoûtante des mélopées, les Inuit traditionnels exprimaient leur vision chamanique du monde. Ils célébraient la sacralité d’une Natura naturans au dynamisme conservatoire, ressentie comme un organisme vivant, animé, unitaire et métamorphique.

§ Le chamanisme inuit traditionnel ou l’intelligence initiatique d’une Natura naturans

De par la naissance, nous rappelle Jean Malaurie,la vie « nous inscrit dans une dimension surnaturelle. Le fini dans l’infini ».[3]  S’inscrivant dans une vision panthéiste de l’univers, l’homme porte en lui le cosmos, il le reproduit.

Les Inuit se savent instant d’éternité, “particule infinitésimale” d’un univers en perpétuelle métamorphose ; ils perçoivent la sacralité de la Nature. Une natura naturans dépourvue de hiérarchie,système unitaire et organiciste où pierre, plante, animal et homme, appartenant à un seul règne, peuvent librement se transformer les uns dans les autres, sans nuire pour autant à l’harmonie cosmique. Ainsi l’intuition de la cyclicité du temps s’allie-t-elle à la perception de la permanence de la substance.

Thaumaturge, guérisseur, devin et « quêteur d’âme », le chamane (angakkoq)[4] est l’intermédiaire entre les règnes : il dispose de savoirs-pouvoirs, à l’instar de l’omniscience, l’ubiquité et la clairvoyance, qu’il a acquis au cours d’une longue et périlleuse initiation. Ainsi accède-t-il à un savoir sacerdotal et apprend-il le taartaq, la langue sacrée, ésotérique et cryptique des esprits qui demeure inintelligible aux profanes. S’affranchissant de la “sensorialité commune”, il parvient à une immersion osmotique dans la sève universelle.

Désormais, l’angakkoq dispose d’une intelligence (holistique, subtile et intuitive) de l’ordre socio-cosmique, qu’il place au service de la communauté. Ayant accédé au « numineux », il peut ainsi se faire restituteur d’ordre, par le truchement de pratiques rituéliques complexes.

Esquissant une anthropologie comparatiste du fait « numineux »[5] qui vise à déceler l’universalité de l’expérience mystique, « identique quant à son essence : de celle des chamanes à celle des saints chrétiens »[6],le grand anthropologue et résistant Boris Vildé exprime l’universalité de l’expérience numineuse, dans une fulgurance intellectuelle qui est aussi une leçon d’humanisme. Et ce, car : « les sociétés dites ‘primitives’, on oublie souvent qu’elles sont au moins aussi vieilles que les nôtres ».[7] Ainsi le numineux ouvre-t-il à fulgurance du Sens et au dévoilement du Sacré.

Par-delà les frontières culturelles, l’expérience numineuse traduit une « sensation de toucher à une réalité extratemporelle et extraspatiale, d’en faire partie et grâce à cela de posséder une terrible lucidité, comprendre et connaître tout à la fois… participer à la vie éternelle»[8]. Ainsi, sur l’autel du sacré, les cultures se rapprochent dans une spécularité porteuse de dialogue…

Reflétant la hantise de l’informe et du dérégulé, l’édiction sociale de tabous, dont le chamane inuit est le garant et l’interprète, est l’expression défensive d’une société en quête d’ordre ou, plus exactement, de perpétuation de l’ordre (fig.2).

À la suite de la transgression de tabous ou de la violation d’interdits sociaux[9], les Inuit traditionnels craignent que de graves dérèglements (catastrophes naturelles, famines, aversion des esprits) surviennent et frappent de plein fouet tout le groupe. Et ce, car, dans un système anarcho-communaliste comme celui des Inuit traditionnels, la responsabilité des fautes est portée collectivement.

 C’est pourquoi l’angakkoq « voyage en esprit », se déplace dans les différents mondes suprasensibles en quête d’une pacification, qui est gage de fécondité et de fortune à la chasse, voire de survie. Il se rend ainsi sous la mer jusqu’à la redoutable et redoutée Sedna, maîtresse des animaux marins, ou dans les cieux, parmi les étoiles, vers l’Homme-Lune, (Taqqiq), gardien de l’observance des tabous, afin d’en apaiser la colère.  Ce faisant, le chamane se fait réparateur de la folie dé-régulatrice.

§ Sananguaq, l’art inuit traditionnel comme transcription d’une Surnature

Dans une société d’empreinte communaliste (là où le groupe prime sur l’individu, le nous sur le je), le chamane s’emploie, par la transmission orale mais aussi par le façonnage d’artefacts, à mettre en partage une partie de ses savoirs initiatiques. Il sculpte dans une matière qu’il perçoit comme animée la part d’invisible qu’il a aperçue occultement lors de ses voyages “en esprit”.

À l’écoute de la Nature, l’angakkoq célèbre la puissance cosmique d’un surnaturel omniprésent. Par le langage sculptural, il cherche à visualiser le monde de l’au-delà et à s’en approprier les pouvoirs. Le geste épouse la matière et révèle l’image, le sujet caché qu’elle abrite. Sculpter s’apparente ainsi à un acte religieux.

Dans et par l’objet, il se joue une sorte d’archéo-genèse du sens mystique.

Épiphanie de l’Intelligence cosmique, les sculptures des périodes du Dorset (vers 1000 av. J.-C. – vers 1000 après J.-C.) et de Thulé (vers 1000 après J.-C. -1800) ne sauraient se contenter de reproduire le sensible, mais s’efforcent de matérialiser une cosmovision, d’exprimer une connaissance ésotérique du monde, une pensée animiste reposant sur les correspondances entre microcosme et macrocosme.

Cependant, la langue inuktitut nomme sananguaq (ou sanannguagaq) ce langage sculptural polysémique ; le vocable sananguaq est formé par le lexème sana désignant « l’action de faire » et nguaq « l’imitation ou réplique réduite d’un réel dual à la fois visible et invisible ».  Ainsi sanangauq est à la fois teckné, mimesis et objectivisation participante d’un réel magique.

Doté d’une grande habilité technique et d’un remarquable savoir-faire, le chamane-sculpteur adopte tout un éventail de registres stylistiques qui vont du naturalisme au surréalisme, du réalisme au symbolisme – pour reprendre des taxonomies propres à l’esthétique occidentale -.

Jonglant avec les apparences trompeuses, l’art inuit traditionnel est, tout à la fois, expression masquée, cryptique et ésotérique d’une Surnature, mémoire des Origines et annales de l’histoire d’un peuple sans écriture. Ainsi, cet art malgré lui (car chez les Inuit traditionnels la notion d’art n’existe pas) s’informe aux canons d’une « beauté utile », d’un beau plurifonctionnel (utilitaire, socio-spirituel et symbolique) : cet art ne saurait dissocier « bien faire » et « savoir-faire ».

Or, pour cerner la polyvalence de ces artefacts, il convient de comprendre le système cognitif de l’Autre, de se livrer à une sorte de “gymnastique mentale” qui permet de flirter entre représentation et présence, naturalisme et symbole, dimension esthétique et pragmatisme utilitaire. 

§ Nostalgie des Origines et figures androgynes

L’intelligence des mythes ancestraux trahit la nostalgie des Origines, d’une Unité (issue de la communion mystique des opposés) à jamais perdue, dont l’androgyne est la figure archétypale. Attribut propre aux divinités et aux grands héros civilisateurs, tels Héraclès/Hercule (du panthéon gréco-latin) ou Gilgamesh (de la mythologie mésopotamienne ancienne), l’androgynie demeure l’état primordial où s’affirme la perfection de l’être.

L’hermaphrodite originel réalise l’unité des contraires renfermant en soi la totalité des puissances solidaires des deux sexes. L’aspiration nostalgique d’une unité originelle se retrouve dans la tradition judaïque. Faut-il rappeler l’Adam androgyne des targums rabbiniques (Genèse, 1, 27 et 2,7) ?

Tandis que les anciennes théogonies grecques, et notamment la Théogonie d’Hésiode, attribuent un caractère sacré à l’androgynie, l’Occident chrétien classe les androgynes parmi les races monstrueuses. Toutefois, loin d’être « des erreurs de finalité » comme l’envisage Aristote, les androgynes participent du dessein divin.

Dans leDe Civitate Dei, Saint Augustin s’interrogeait déjà sur la possibilité que les monstra puissent faire partie de la progéniture de Noé. Et ce, car seul Dieu « sait de quelles parties semblables ou différentes tisser la beauté de l’univers »[10].

Or, ce rêve ancien d’indifférenciation, qui est désir inassouvi de plénitude, se manifeste aussi dans la culture inuit. Précieux repères archéologiques d’une envoûtante beauté, quelques statuettes, échappées à la loi inexorable du temps, nous renseignent sur le mythe ancestral inuit de l’androgynie.

Remontant à 700-900 après Jésus-Christ, une figurine en ivoire de morse est la troublante représentation plastique de cet état primordial riche en potentialités (fig. 3).

Les traits du visage emprisonné dans un lourd carcan de matière s’esquissent, révélant un processus embryonnaire de différenciation, tandis que le corps à l’hermaphrodisme bien perceptible est, comme l’affirme Jean Malaurie, « tendu dans un mouvement de défi et le cri qu’il semble lancer dans la nuit des temps pourrait être le symbole douloureux de la venue au monde du peuple Inuit »[11].

Image puissante d’un état suspendu, éphémère et transitoire où les attributs des deux sexes sont encore entrelacés, cette statuette devient la métaphore plastique de l’enfantement d’une humanité en train de se différencier.

Perdue à jamais pour le plus grand nombre, la plénitude de l’androgynie primordiale ne peut être retrouvée que par les esprits auxiliaires ou les chamanes. Signum de totalité, elle est gage de puissance.

D’une beauté envoutante, la statuette à l’effigie humaine (fig.4) baigne dans un état primordial d’indifférenciation sexuelle. Le sculpteur procède à une stylisation extrême des formes. Les traits du visage sont à peine esquissés : seule l’écriture de la lumière, avec ses jeux de clair-obscur, permet de les faire émerger. Cette figurine énigmatique serait-elle l’archétype d’une humanité primordiale indifférenciée, encore asexuée ?

Figure mythologique boréale, l’effrayante Nalikateq, la “dévoreuse d’entrailles”, dont le nom dérive de nalika, l’“entre-jambe”, séductrice, charmeuse et castratrice, siège au panthéon des créatures androgynes.

Lors de sa mission scientifique à Ammassalik, en 1905-1906, William Thalbitzer demande à Kârale Andreassen, fils du chamane christianisé Mitsuarnianga, de dessiner cette créature néfaste et ensorceleuse (fig.5). Vêtu d’un cache sexe à tête de renard ou de chien (voire de morse), ce personnage mythique, mi-homme mi-femme, chante et bat du tambour, krida, avec un long couteau aiguisé, cherchant par tous les moyens à faire perdre son sérieux au chamane lors de son voyage chez l’Homme-Lune, gardien des tabous. Si l’angakkoq succombe et rit, Nalikateqse jette sur lui, l’éventre et dévore ses entrailles. Ainsi, par ses agissements maléfiques, Nalikateq se fait agent du désordre.

Mémoire des Origines, sananguaq témoigne de la vitalité spirituelle (et de la performativité sociale) du chamanisme, au fil des siècles, ainsi que des phénomènes d’hybridation qui suivent la rencontre avec l’Occident.

Au XXe siècle, chez les Inuit d’Ammassalik, la survivance du mythe de l’androgynie se retrouve dans les contes et dans l’iconographie de l’uiseq (ou uizé), au chignon de femme et à l’énorme sexe masculin.

Taillé dans du bois de flottage, l’’uiseq décorait souvent les supports de fusil[12]. Les Ammassalimiit s’étaient approprié cette arme allogène et l’avaient ‟indigénisée”, voire ‟sacralisée” par cet ajout, la chasse demeurant avant tout un acte religieux. D’une grande puissance expressive, le langage sculptural des uiseq relève d’un registre stylistique qui s’apparente à celui des masques de danse, notamment par la dislocation et l’hypertrophie des traits somatiques.

Les poupées androgynes miniaturisée, recueillies à Ammassalik dans les Années Trente (Musée Quai de Branly, ancienne Collection du Musée de l’Homme), constituent un témoignage révélateur de la survivance chez les Inuit du mythe ancestral de l’androgynie. Elles révèlent, dans un même mouvement, la persistance, en dépit de la conversion au Christianisme, d’une vision chamanique du monde. Sans visage ni bras, coiffées d’un chignon de femme, bisexuées (seins de femme et sexe d’homme), ces statuettes avaient une fonction protectrice et propitiatoire. Et ce, car elles étaient considérées des talismans très puissants que les chasseurs portaient dans les poches de leurs “bretelles à amulettes”.     

Ainsi Androgynes, Hybrides et Venus hyperboréens se font-ils, tout à la fois, mémoire du temps mythique des Origines, temps des métamorphoses, temps du Sacré.

     L’art sculptural des Inuit exprime avec une troublante force expressive la hantise du chaos. Il exprime une angoisse du dérèglement qui est crainte sociale de l’anomie, obsession de régresser à l’état transitoire d’animal-humain, par suite d’une transgression de tabous ancestraux.

     Or, la catégorie de l’hybride renvoie tant au vitalisme de la Nature, à l’initiation de l’angakkoq ou à l’envol chamanique (en tant qu’instantanés d’une métamorphose en cours) qu’au danger suprême de l’entre-deux (comme expression d’un processus inaccompli, suspendu ou interrompu).

Dans leur polysémie communicationnelle, les miniatures inuit appartiennent au monde idéel tout autant qu’au monde matériel et restituent, de manière métonymique la force omni-compréhensive d’une “pensée sauvage” d’une souveraine complexité. Réceptacles de pouvoir, elles assurent une protection personnelle contre les esprits malfaisants.

Par-delà la jouissance esthétique, ces objets magiques, talismans et amulettes, parlent le langage cryptique du sacré. Performatifs, ils n’en sont pas moins poïétiques, car ils sont dotés du pouvoir de transformation : d’êtres inanimés à être animés, d’agents de mort à sources de vie.

Une force hypnotique qui aimante le regard, émane du petit masque Tyara[13] (fig.6). D’une troublante beauté, cette icône chamanique enfermée dans son « mutisme éternel » [14] nous entraîne dans le royaume des apparences trompeuses : s’agirait-il d’une masquette-esprit, d’un masque funéraire miniaturisé, du récit d’une métamorphose quasi accomplie ? Et ce, car un soupçon d’animalité semble perdurer dans ce visage mystérieux au calme olympien : à peine suggérées, de minuscules oreilles de loup émergent du front concave. Comme s’il s’agissait de rides d’expression, deux sillons entourent le nez.

Détail qui pointe sens : les cavités oculaires évidées évoquent la vision pénétrante de l’angakkoq. Œuvre mystérieuse, cette masquette qui assaille le regard demeure hermétique, tel un rébus indéchiffré :

« regarder et regarder encore les masques primitifs pour les voir, comme on écoute et réécoute la musique pour tenter de l’entendre : entre les notes».[15]

Une statuette en ivoire de la période dorsétienne, dite la « femme-loup » (Terre de Baffin) représente une phase du processus d’humanisation : l’étape transitoire d’ « animal-humain ». Le corps féminin est surmonté par une tête avec un visage ovale, sorte de museau culminant avec des oreilles pointues et dressées, avatar de l’état animal. Cet hybridisme de transition se fait mémoire du temps fécond des Origines quand la connaturalité entre les règnes primait sur la différenciation des formes (fig.7).

Objet-témoin de cette lente évolution, une superbe figurine en ivoire de la période thuléenne (h. 3,6 cm) représente un cynocéphale. D’un bel effet sculptural, une autre statuette zoo-anthropomorphe intègre le riche et foisonnant panthéon inuit des créatures hybrides : il s’agit d’une minuscule sculpture thuléenne zoo-anthropomorphe (mi-homme-mi oiseau d’une hauteur de 2,8 cm) qui pourrait représenter la métamorphose en acte du chamane ou évoquer son envol vers l’invisible.

§ Épiphanie des esprits et Vénus arctiques

Dans cet univers métamorphique et hiérophanique, les chamanes-sculpteurs expriment leurs songes, leurs croyances et leurs angoisses au travers d’un langage artistique polysémique, qui flirte entre naturalisme et surréalisme, réalisme et symbolisme.

Baroquisme hallucinatoire d’images spectrales qui surgissent de l’inconnu et de l’inconscient collectif, métaphore plastique du dialogue silencieux entre les défunts et les vivants, tourbillon vertigineux d’esprits bienfaisants et/ou malfaisants, d’êtres mortels et d’êtres surnaturels qui saturent l’espace médiateur entre l’ici et l’au-delà…

D’un grand raffinement et d’une élégante symétrie, des décors géométriques gravés ornent parfois aussi certains objets utilitaires, répondant à l’esthétique de la “beauté utile”.

Les figurines dites « Vénus arctiques » remontant aux périodes du Dorset et du Thulé sacralisent (voire symbolisent) le miracle (et le mystère) de l’enfantement. Le chamane-sculpteur jongle entre registre naturaliste et stylisation, aboutissant parfois à la pureté du signe.

À l’instar des personnages fièrement priapiques, les statuettes féminines de la période du Dorset sont utilisées comme puissantes amulettes. Ainsi faut-il « décoloniser » notre regard pour saisir la richesse polysémique de ces œuvres artistiques qui nous invitent à aller au-delà du voile trompeur des apparences.

Ainsi, d’après Edmund Carpenter, les Inuit auraient perpétué dans leur expression artistique les traditions du Paléolithique supérieur du Vieux Monde :

« […] les ressemblances […] ne font aucun doute, et on ne peut échapper à l’impression que les Esquimaux ont, dans leur art comme dans les autres aspects de leur vie, en quelque sorte pérennisé les traditions paléolithiques dans le présent »[16].

Énigmatiques statuettes éburnéennes de très petite dimension, exhumées dans la région d’igloolik (culture de Thulé, vers XIIe-XIVe siècle)[17], les « Venus arctiques » ailées au galbe épuré (dites femmes-oiseaux) ont été façonnées, avec rare virtuosité, en forme de croix (fig.8). Leurs jambes sont emprisonnées dans une masse indistincte et hypertrophique, tandis que les bras, à peine esquissés, ressemblent à de toutes petites ailes. Des lignes pointillées suivent les contours ou dessinent des motifs cruciformes. Ce décor se retrouve sur les figurines d’oiseaux, beaucoup plus nombreuses, sur les peignes en ivoire et autres objets.

S’agirait-il de survivances stylistiques et symboliques de l’art préhistorique ? Ces « femmes-oiseaux » représenteraient-elles des états transitionnels ? Ou s’agirait-il de l’évocation de l’envol de la chamane à l’encontre de l’Homme-Lune ? Par ailleurs, le thème des femmes-oiseaux, comme le relate Éveline Lot-Falck, apparaît« quelquefois dans les figurines d’un jeu qui a survécu jusqu’à nos jours : sur le corps d’un oiseau en position de nage se dresse un buste de femme » [18].

Embrumés dans une symbolique occulte, où le langage cryptique des formes répond à la géométrie mystérieuse des lignes et des points, les objets chamaniques inuit sont les passeurs d’une énergie qui remonte aux tréfonds des âges, les fils d’Ariane d’une anamnèse.

Sous le signe de l’esthétique d’une “beauté utile”, sananguaq exprime une connaissance ésotérique du monde, incarne une pensée animiste qui repose sur les correspondances entre microcosme et macrocosme, entre l’homme et la nature.

Lettres d’un alphabet cryptique aux profanes, les miniatures des époques Dorset et Thulé sont l’écriture tactile, polysémique et allusive d’une Surnature. Réceptacles de puissance, elles interpellent les sens autant que l’esprit.

Lire entre les signes, tout comme on lit entre les mots, discerner les fêlures (ou les usures) comme on saisit les silences, pour dévoiler enfin le souffle, le murmure, la parole de ces objets imprégnés de sacré qui sont les archives mémorielles et les messagers de la pensée inuit.


Notes de l’article

[1] Sur le sujet, on renvoie à Giulia Bogliolo Bruna, 2015, Les objets messagers de la pensée inuit, Préface Jean Malaurie – Postface Sylvie Dallet, Paris, L’Harmattan / Institut Charles Cros, Collection «Éthiques de la Création » ainsi que sur les fondements du chamanisme inuit à Giulia Bogliolo Bruna, 2012, Jean Malaurie, une énergie créatrice, Paris, Armand Colin, Collection « Lire et Comprendre ».

[2] Knud Rasmussen, 1994, Du Groenland au Pacifique, deux ans d’intimité avec des tribus d’Esquimaux inconnus, traduction par Cécile Lund et Jules Bernard, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, pp.285-286.

[3] Jean Malaurie, 1999, Hummocks*, Paris, Plon, Coll. « Terre Humaine »,

[4] Chez les Inuit traditionnels, les femmes pouvaient aussi devenir chamanes.

[5] Selon Rodolf Otto qui a forgé cette expression, le numineux renvoie à l’expérience affective du Sacré. Il s’enracine dans un mysterium fascinans, à la fois effrayant et fascinant. On renvoie à Rudolf Otto, 1995, Le Sacré, Paris, Payot, Petite Bibliothèque. On mobilise ici la notion d’expérience numineuse au sens de Boris Vildé, dans une dimension quelque peu idéal-typique, afin de décrire tant les illuminations mystiques que les transes chamaniques.

[6] Boris Vildé, Journal de prison, Fresnes, juin 1941-janvier 1942. Les Cahiers du Temps Présent, n. 7, p.92.

[7] Boris Vildé, opus cit., p. 40.

[8] Boris Vildé, opus cit., p.66.

[9] Le chamanisme inuit contribue à transmettre, de génération en génération, à systématiser et à rendre opératoires, en les sacralisant, tout un éventail de tabous et d’interdits sociaux censés perpétuer l’harmonie écosystémique.

[10] Saint Augustin, De Civitate Dei, XVI, 8.

[11] Jean Malaurie, 1990, Ultima Thulé, Paris, Bordas, p.8.

[12] Apparu sur la Côte Ouest du Groenland, le fusil avait déjà subi une première adaptation répondant à des impératifs fonctionnels (positionnement dans l’axe du kayak, étui…) et à la spécificité de la chasse aux mammifères marins sur la banquise et dans la mer. Cette arme exogène intègre l’arsenal traditionnel du kayak et, au début du XXe siècle,se répand aussi chez  les Inuit de la côte Est. Sur le sujet, se reporter à Robert Gessain, 1954, « Figurine androgyne eskimo (support de fusil sur le kayak) », Journal de la Société des Américanistes, n.s., XLIII, pp. 207-217, 5 figures.

[13] Masquette “Tyara”. Ivoire. Hauteur : 35 mm. Largeur : 20 mm. Épaisseur : 8 mm. Dorset. Île de Sugluk, détroit d’Hudson, Gatineau, Musée Canadien d’Histoire. Anciennement Musée Canadien des Civilisations ©

[14] Jean Malaurie (sous la direction de), 2001, L’Art du grand Nord, Paris, Citadelles & Mazenod, p.12.

[15] J. Malaurie (sous la direction de), 2001, ibidem.

[16] Edmund Carpenter, 2008, « Upside down », in : Upside Down. Les Arctiques, Paris, Musée du Quai Branly et la Réunion des Musées Nationaux, 2008, p. 24.

[17] L’art de la période de Thulé se caractérise par une décoration plus esthétisante qui orne les objets fonctionnels, tout en gardant une dimension symbolique.

[18] Éveline Lot-Falck, 1963, « Régions Arctiques » in Collectif, L’art et les sociétés primitives à travers le monde, Hachette, Paris, pages 267-268.

Didascalies des illustrations

fig. 1 Le visage mystérieux de la Nature. Ilulissat. Groënland. Août 2011. © GBB.

fig. 2 Équilibres arctiques. Baia di Disko. Groënland. Août 2011 © GBB.

fig. 3 Statuette androgyne. Ivoire de morse, Dorset, 700-900 après J.-C. Groënland. Copenhague, Musée National du Danemark. Croquis de Gianni Bruna. © GBB

fig. 4Statuette à l’effigie humaine. Ivoire,Période Thuléenne. Arctique. Collection GBB © GBB

fig.5 Nalikateq, la « femme du chemin de la Lune ». Croquis de Gianni Bruna. © GBB

fig.6 Masquette Tyara. Ivoire. Hauteur : 35 mm. Largeur : 20 mm. Épaisseur : 8 mm. Dorset. Île de Sugluk, détroit d’Hudson. Gatineau, Musée Canadien d’Histoire. Anciennement Musée Canadien des Civilisations. Croquis de Gianni Bruna. © GBB

fig.7 “Femme-loup”. Ivoire. Dorset. Terre de Baffin. Croquis de Gianni Bruna. © GBB.

fig.8 “Femmes-oiseaux”, statuettes éburnéennes de très petite dimension. Ivoire. Art Thuléen. Arctique. Gatineau, Musée Canadien d’Histoire. Anciennement Musée Canadien des Civilisations. Croquis de Gianni Bruna. © GBB  

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