Trente ans avant…. Le fleuve
dimanche, 10 mai 2020
Quatrième épisode du récit de Marie-Paule FARINA
Quelque temps avant l’attaque de la maison, Alphonse nous avait amené faire un tour dans sa pirogue, l’Oubangui à cet endroit est un fleuve large, lent et majestueux où l’on peut voir glisser des pirogues de toutes tailles transportant légumes, fruits, personnes et matériaux les plus divers. Assis sur un très inconfortable caillou plat, les jambes allongées devant nous, nous ne bougions pas d’un pouce et nous agrippions des deux mains aux bords de la pirogue de peur de la voir chavirer malgré l’évidente dextérité d’Alphonse. Effectivement, quand nous nous étions rapprochés de la rive zaïroise pour éviter les courants et les brisants nombreux au centre du fleuve, un homme à la mine peu sympathique nous avait fait signe de nous éloigner et Alphonse s’était très vite éloigné. On accepta donc l’idée que la maison ait pu être attaquée par des Zaïrois et la vie reprit son cours.
Entre notre maison et le fleuve, en contrebas, la route que nous empruntions chaque matin pour aller au lycée de l’autre côté de la ville. Au bas de notre chemin nous tournions à droite et passions devant le Sofitel, le Rock club, l’ambassade, il nous arrivait aussi, plus rarement, de tourner à gauche et de passer devant la prison de Ngarabah de sinistre mémoire, la plantation de café du président Kolingba, pour nous rendre dans l’enceinte du très beau lieu que constituait “la Mission” catholique dont la principale source de revenus était la vente d’insectes et de papillons dans le monde entier.
À la mission, dont Raymond vient de me dire qu’elle n’était pas du tout à cet endroit, des hommes et des femmes venaient de tout le pays vendre leur collecte d’innombrables petites bêtes belles, colorées, brillantes, toujours surprenantes et souvent effrayantes. Nous y allions pour les papillons mais lors d’un de nos passages, de Gaulle ouvrit pour nous et en souriant le dernier carton arrivé, s’amusant de notre recul à la vue d’une énorme mygale poilue aux yeux noirs et globuleux qui, la nuit, sous la moustiquaire, alimenta pendant un moment quelques-uns de mes cauchemars et ceux de ma fille venue à Noël nous rendre visite les bras chargés de victuailles et de douceurs montréalaises en affrontant courageusement le décalage horaire et les soixante degrés de différence de température entre le Québec en hiver et la Centrafrique.
Si nous avions été très honorés par la proposition d’André, c’est parce que nous savions qu’elle nous mettait sur le même rang que les hommes illustres qui avaient, sans qu’ils le soupçonnent un instant, donné leurs noms aux Centrafricains de la génération précédente. Nous connaissions déjà un Platini, un de Gaulle et un Pompidou qui s’occupaient tous deux des papillons de la mission et plus surprenant un Apollinaire, notre ami, à qui nous achetions nos papillons devant le Sofitel et qui nous apprit tout de la chasse aux papillons, des mâles petits et peu prisés aux femelles dont l’une, Papilio antimachus, immense et rarissime était, en forêt, au sommet de certains arbres chassée par ceux, dont il faisait partie, capables de lui offrir sa nourriture favorite – un mélange d’excréments de lion, de papayes pourries et d’autres fruits et ingrédients secrets – et dont elle assurait, en échange, la fortune. Nous étions fascinés par ces taxinomies étranges et émerveillés, après Nabokov, qui l’avait dit bien mieux et bien avant nous, par l’inventivité folle d’une nature si généreuse qu’elle déployait tout son art du détail et de la couleur sur l’aile d’un éphémère papillon. Charaxes castor, Euxante euronime, Precis clelia, Danais alcipus, Raymond apprit leurs noms, les contempla jour après jour et parla d’eux tous dans un petit recueil qu’il me dédia et dont le titre rendait hommage à son préféré, Epitola Posthumus, le lumineux petit papillon bleu aux ailes bordées d’une fine ligne noire. Ces papillons avaient des vertus magiques. Norge à qui il en envoya, en convalescence après une opération, lui dit que la beauté de ces papillons avait accéléré sa guérison et Denise Levertov, que Raymond traduisait, offrit les siens à sa belle-fille afro-américaine, qui les avait admirés, pour adoucir leurs relations.
Nous n’allions jamais au Rock club, trop bruyant et trop animé pour nous, et préférions aller parfois sur la petite terrasse du Sofitel, au ras de l’eau du fleuve, où nous buvions un diabolo menthe en discutant avec le directeur, ancien croupier de casino, qui était le mari de la secrétaire du lycée. C’est là que je me rafraîchissais en faisant trempette dans la minuscule piscine sur le bord de laquelle un gros lézard, qui semblait faire continuellement des pompes en vous regardant sous le nez, avait élu domicile. Le barman, très peu sollicité par la maigre clientèle, nous avait raconté que ce lézard était, il y a très longtemps, un homme qui, puni par les dieux pour avoir trop fait l’amour, se retrouvait lézard tentant vainement et à longueur de journée de se relever, à la force des bras, de sa position couchée. Devant la terrasse, avançant comme un cap sur le fleuve, une langue de terre et de pierres avec une passerelle en bois servant de petit débarcadère, que nous empruntions à chacune de nos visites pour admirer tous les courants du fleuve, et sous laquelle la rumeur publique affirmait qu’il y avait un énorme python. Par deux fois, pendant notre séjour, le prince Charles vint à Bangui, chaque fois son service de sécurité réquisitionnait la totalité du Sofitel, auquel nous ne pouvions plus accéder, pour lui assurer un sommeil paisible sur l’oreiller qu’il emmenait toujours avec lui (témoignage du directeur). Il était insomniaque et avait remarqué qu’au bord de l’Oubangui, et seulement à cet endroit, il pouvait s’imaginer rêvant au sein d’une nature vierge comme l’aurait fait Adam avant le péché originel (rajout personnel). Me plaisait assez qu’un prince délaissa les Bahamas ou l’île Barthélémy non pour chasser l’éléphant ou le lion au centre de l’Afrique mais pour y dormir au cœur de ténèbres, qu’il était bien le seul à trouver réconfortantes.
L’ambassade de France, un peu plus loin, était un haut lieu de la ville. L’ambassadeur qui était arrivé en même temps que nous à Bangui avait mal commencé son séjour : sa femme vénitienne traumatisée par le passage un peu trop brutal de Venise à Bangui avait repris l’avion quelques jours après son arrivée et il porta un plâtre, puis boita un moment après que l’estrade en bois sur laquelle il faisait son premier discours, je ne sais où en “province”, se soit effondrée en lui cassant le pied.
Était-ce lui, tentant une rééducation, ou un autre fonctionnaire de l’ambassade que l’on croisait parfois faisant son footing le long du fleuve suivi par une voiture de sécurité, allant au pas pour ne pas le perdre de vue ? Je ne sais, mais la rumeur publique affirmait qu’il faisait cela depuis qu’un groupe de coureurs centrafricains semblant l’accompagner innocemment l’avait, au petit trot, entouré pour le dépasser, un peu plus tard, le laissant en chaussettes et en slip, seul, continuer son footing.
Le bureau de la Trésorerie générale où nous touchions notre salaire se trouvait à l’intérieur de l’ambassade, pour retirer de l’argent liquide nous nous y rendions régulièrement et croisions parfois la queue d’anciens combattants, survivants de la guerre de 39-45, encore vêtus pour certains d’une partie de leur uniforme, de leurs médailles et de leur calot qui venaient chaque trimestre, valides ou non, seuls ou accompagnés de leurs enfants, toucher leur pension et papoter dans la cour de l’ambassade en fumant une cigarette avec leurs amis.
À la fin d’une longue grève des fonctionnaires centrafricains, arrêtant notre Pony, nous assistâmes à une manifestation de policiers, de postiers et d’enseignants venant réclamer à la France le paiement de leurs salaires et la France paya cette année-là, comme elle l’avait déjà fait, les arriérés de salaires impayés pour que la vie reprenne son cours. Quelque temps auparavant, le soir de Noël plus précisément, notre Pony avait été arrêtée par quelques militaires, de manière évidente drogués, leur mitraillette ou fusil d’assaut ou je ne sais quoi en travers de la poitrine, qui voulaient s’amuser à nous faire peur et y avaient parfaitement réussi. « Fais-nous un cadeau, patron » dirent-ils en riant à Raymond, je me répétai sans réussir à vraiment m’en convaincre que seule la garde présidentielle avait, disait-on, des armes chargées, le président Kolingba ayant trop peur d’un coup d’État pour fournir des munitions à son armée et sortis notre portefeuille pour, ostensiblement, le vider et leur donner tout notre argent, au bout d’une dizaine de minutes, lassés de leur jeu, ils nous laissèrent repartir.
Je me garderai bien de porter un jugement sur l’aide que la France apportait à la RCA et que je découvrais avec étonnement : elle allait, me semble-t-il, du meilleur au pire. Le meilleur ? Mon salaire, plus que confortable, m’était payé par la France mais c’est à la République centrafricaine que je payais mes impôts comme tous les fonctionnaires français résidant et travaillant en RCA. Le pire ? Il était de notoriété publique que l’ambassade versait pas mal de subsides à l’hôpital pour les médicaments et la nourriture alors qu’il était tout autant de notoriété publique qu’aucun médicament, ni aucun repas n’avait jamais été délivré à l’hôpital, les familles des malades allaient, si elles le pouvaient, porter les ordonnances des médecins à la pharmacie pour acheter les médicaments nécessaires à leur hospitalisation et nourrissaient quotidiennement leur malade. Sur la place, devant l’hôpital, des femmes, nombreuses, venant de loin campaient et faisaient sur place, sur un petit feu, à manger pour les leurs. C’est l’exemple le plus cynique de corruption que j’ai vu pendant mon séjour.
No. 1 — mai 11th, 2020 at 17:46
super.