Trente ans avant…. BANGUI

Second épisode de la saga africaine de Marie-Paule FARINA

II-BANGUI

J’écrivais tous les soirs à mes enfants, un soir à ma fille, un soir à mon fils un compte-rendu de nos journées, nous allions porter nos lettres et chercher les leurs à la poste. Il n’y avait pas de facteurs à Bangui mais un mur de boites postales à l’extérieur de la poste, nous en avions loué une, la 550 je crois, et tous les jours la clé qu’on nous avait donnée et qu’on faisait très attention à ne pas perdre nous permettait d’aller chercher leurs réponses que nous attendions comme jamais nous n’avions attendu des lettres. Devant la poste où tous les expatriés et tous les Centrafricains d’un certain statut social avaient une boite postale, beaucoup de jeunes femmes, un ou deux sachets en plastique à la main, proposaient de manière plus ou moins insistante selon l’heure, un kilo de haricots verts, deux papayes ou trois mangues, leur maigre récolte du jour, dont le prix diminuait en fonction de l’heure, estimés très cher le matin, elles les bradaient pour les quelques dizaines de centimes que leur coûtait le soir le taxi collectif qui leur permettait de rentrer chez elle et de revenir le lendemain pour tenter à nouveau leur chance. Ces taxis jaunes faisaient toute la journée des allers retours en ligne droite d’un bout à l’autre de la ville et chargeaient et déchargeaient tout le long du chemin des passagers si nombreux que leur entrée ou leur sortie ressemblait à un gag burlesque. Sur la place, sous un immense manguier un petit feu sur lequel une vieille femme en loques, n’entendant rien et ne voyant rien de ce qui l’entourait fit pendant deux ans, en marmonnant, cuire dans une petite casserole noire quelque chose qu’elle remuait sans discontinuer avec une cuiller en fer, repas symbolique d’une famille inexistante à l’appétit insatiable.

Nous passions très souvent à la poste en fin d’après-midi avant de nous rendre à l’unique papeterie, maison de la presse, librairie de la ville, rendez-vous en fin de journée de tous les expatriés avides de nouvelles de l’extérieur. Entre la poste et la maison de la presse, un panneau de stop, le seul de la ville encore en place, qui était une source de revenus importante pour les policiers et les godobés, les mauvais garçons de la ville, qui, pour la plupart, selon la rumeur locale descendaient du Km5, le quartier le plus animé, le plus populaire et le plus musulman de Bangui. Notre petite Pony Citroën était une sorte de caisse en tôle décapotable ouverte à tous vents… et pluie, rien de plus facile pour trois jeunes en pleine forme physique que de sauter à l’arrière et d’ouvrir chacune des deux portes au moment où nous redémarrions lentement, d’examiner le contenu de la voiture, d’y prendre, en souriant, les sacs de courses et de s’éloigner en courant. Plus intéressant le naïf (nous l’avons été), posant près de lui, sur le siège, son portefeuille le temps de ranger ses sachets à l’arrière et retrouvant, avant même qu’il ne se soit aperçu de sa disparition, cinquante mètres plus loin, près d’un nid de poule qu’il contourne avec prudence, un jeune lui disant en se penchant à la portière :“ j’ai vu qui t’a pris ton portefeuille, patron, j’ai négocié pour toi, il est d’accord pour te rendre tous tes papiers si la patronne lui donne cent francs de plus”, un collègue rachetait ainsi, assez souvent, la roue de secours de son petit 4X4 Suzuki. Nous étions préservés de ce genre de négociation, très courante, par le fait que notre Pony n’avait pas de roue de secours, par contre cette absence de roue de secours nous valait régulièrement d’être sifflés par les policiers qui se trouvaient sur notre route. La roue de secours était obligatoire mais comment aurions-nous pu en conserver une plus d’une heure dans notre Pony sans coffre ni système d’attaches ?

Avant l’absence de roue de secours notre premier motif de verbalisation avait été, à notre grande surprise, le jour de la rentrée scolaire, le non-respect d’un stop à un endroit où il n’y avait pas de stop mais où il y avait eu, des années auparavant, un stop. Très courtoisement, devant notre étonnement, la policière qui nous avait sifflé, nous avait expliqué que c’était “un stop coutumier”. Bien décidés à ne pas nous laisser racketter nous attendîmes stoïquement qu’elle sorte lentement, très lentement son carnet et nous montre le montant astronomique de la contravention. Nous nous étions faits tout beaux, tout propres pour la rentrée et sentions, en plein soleil, la transpiration couler le long de notre dos et coller nos fesses au siège en plastique de la voiture alors que, tirée à quatre épingles, dans son chemisier beige fraîchement repassé, notre policière souriante attendait que nous craquions et placions un billet dans le permis de conduire qu’elle nous avait demandé de lui passer et, bien sûr, lâchement, nous avons fait ce qui devait être fait. Mais ce qui nous parut bien lâche la première fois, dès la deuxième nous parut un comportement totalement adapté à la situation et qui ne nous posa plus aucun problème moral. Les policiers comme tous les fonctionnaires centrafricains étaient payés de temps en temps et entre ces temps il fallait bien qu’ils se débrouillent et le faisaient, disons, honnêtement, sans exagérer et sans pressurer de manière insupportable et discriminante les automobilistes, préservant ainsi à long terme leur source de revenu. J’en étais même arrivée à admirer un policier qui s’appropriant un panneau de sens giratoire le mettait en place tous les matins et le ramenait chez lui tous les soirs pour qu’un collègue ne puisse pas le lui subtiliser.

Le long de la rue Boganda j’admirais aussi les tailleurs qui, assis sur leurs chaises devant leur machine à coudre faisaient tout le jour chemises, pantalons, robes et jupes. Il suffisait de leur amener le matin un coupon de tissu acheté chez les Libanais de la rue et une robe ou un pantalon de sa garde-robe et le soir, avant qu’ils cèdent la place aux gardiens de nuit sur leurs cartons, on pouvait venir chercher une réplique parfaite du vêtement ayant servi de modèle. C’est à un Portugais qu’appartenait le petit supermarché de la ville où l’on pouvait acheter, à prix d’or, eau minérale, yaourts, fromages arrivés par avion de France ainsi que du beurre et de la viande de la communauté européenne, surplus envoyés en Centrafrique au titre de l’aide alimentaire par des fonctionnaires ignorant peut-être que la RCA avait plus de zébus que d’habitants et qui faisaient chuter le cours de la viande locale. Nous y allions mais nous allions aussi au marché acheter chez les bouchers musulmans à l’extérieur des murs les énormes filets de zébu qui devinrent notre nourriture de base. Nous ne mangions que le filet, c’est Manann qui nous avait donné ce conseil, que nous préparions, aussi bien en pot au feu, qu’en ragoût, rôti ou beefsteak : il fallait faire preuve de beaucoup d’imagination pour que cela ne devienne pas monotone mais, à part au bord du fleuve, où nous pouvions parfois trouver un pêcheur nous vendant un capitaine vivant attaché sous sa pirogue …c’était le seul moyen d’échapper aux charcuteries roses made in France du supermarché et aux boucanés divers et variés de l’intérieur du marché. 

Une seule des quatre entrées du marché couvert était pour nous praticable celle qui nous menait directement aux étals de légumes et de fruits, devant les trois autres nous avions très vite fait marche arrière, ne supportant ni l’odeur, ni la vue des énormes tas de chenilles noires boucanées accueillant le client dès la première porte franchie, ou de tripes de zébu dont les Centrafricains faisaient leurs délices à la deuxième ou pire, le choc éprouvé en entrant par la troisième à la vue du couperet d’une matrone souriante s’abattant sur un singe boucané de bonne taille à la tête et aux mains de bébé qu’elle venait de retirer pour le découper de la pile imposante de ses congénères. A l’intérieur du marché c’étaient les femmes qui tenaient boutique, à l’extérieur aussi à l’exception, me semble-t-il, des boucheries sûrement halal tenues par des hommes et des innombrables petits présentoirs d’objets de récupération divers et variés qui, à même le sol ou sur des tables de fortune, offraient de quoi répondre aux demandes les plus surprenantes. C’est là que je vis pour la première fois des malades achetant de la vulgaire aspirine à l’antibiotique le plus pointu non à la boite mais au cachet à des vendeurs assez savants pour les orienter dans le choix de la pilule miracle nécessitée par leur état mais aussi des marchands de cigarettes à l’unité. Je fumais à l’époque et m’habituai très vite au tabac noir centrafricain au prix défiant toute concurrence. On pouvait, si on était riche, acheter très peu cher ses cigarettes en cartouches ou un peu plus cher en paquets au bureau de tabac mais si on était pauvre on achetait n’importe où, sur tous les trottoirs de la ville ou des quartiers, ses cigarettes à l’unité à des enfants ou des ados réussissant à se constituer un petit capital qu’ils investissaient chaque matin dans l’achat, selon leurs moyens, de quelques paquets de cigarettes ou d’une ou deux cartouches qu’ils revendaient, cigarette après cigarette, en faisant un petit bénéfice qui assurait leur survie. Quand j’étais en panne de cigarettes ou désirais faire à peu de frais mon acte de bonté du jour, j’achetais un paquet de cigarettes entier au prix de vingt cigarettes au détail à un de ces petits marchands et recevait en échange un sourire béat d’homme d’affaires comblé mais je n’achetais qu’une fois une cartouche de cigarettes de cette manière car le rire qui suivit notre échange me montra que, pour le coup et même s’il s’attendait à tout de la part d’une Blanche, un comportement aussi insensé m’avait fait passer aux yeux de mon petit marchand pour une parfaite imbécile.

Au Km 5, nous allions régulièrement dans la petite boutique de Grégoire, notre ami sculpteur à qui nous achetions des panneaux de bois sculpté représentant des scènes de la vie quotidienne et de petites statues au visage hermétique. Grégoire était camerounais, la plupart des marchands et des sculpteurs ou bijoutiers du marché artisanal tout proche venaient d’Afrique de l’Ouest. Le bijoutier chez qui nous entrâmes à plusieurs reprises me fit asseoir près d’une petite table où se trouvaient tous les catalogues des bijoutiers parisiens les plus prestigieux, je choisis pour ma fille un modèle de collier de chez Cartier qu’il reproduisit magnifiquement dans un or qui je crois n’a pas le même nombre de carats que l’or en France et surtout qui, pour ce que j’en sais car je n’ai jamais porté de bijoux, était à un prix beaucoup plus abordable. Nous découvrions avec émerveillement l’ébène noir, l’ébène gris et tous les bois rouges de la forêt africaine et accumulions en prévision des cadeaux de l’été tous les objets utilitaires ou décoratifs possibles et imaginables mais aussi les 2CV, les hélicoptères que les enfants fabriquaient avec des canettes de coca, du métal de récupération, des bouts de chambre à air pour les roues, du tissu pour les minuscules sièges et un volant qui permettait de les piloter efficacement au bout d’une longue perche en ferraille dans les allées du marché et sur les trottoirs de la ville. Mais pour moi, le spectacle le plus inattendu de ces quartiers était celui des femmes qui, devant leurs portes, tressaient mutuellement leurs cheveux et ceux de leurs filles dans des compositions époustouflantes et des hommes qui, tous, seuls ou près de leurs femmes, sur le trottoir, repassaient leurs pantalons et leurs chemises avec de gros fers en fonte noire. Que, dans la poussière de latérite rouge de la saison sèche ou dans la boue de la saison des pluies, les Centrafricains, de toutes classes sociales, réussissent à être toujours, et ce, du matin au soir, impeccablement propres, impeccablement habillés et, pour les femmes, magnifiquement coiffées, est, je crois, ce qui m’a toujours emplie d’une surprise admirative car, malgré tous nos efforts, jamais nous ne sommes parvenus à terminer je ne dirai pas même une journée mais une matinée ou une après-midi sans mouiller, tacher ou froisser nos vêtements d’une manière assez peu esthétique et très irritante, car en Afrique seuls les fous sont sales et en guenilles et c’est d’ailleurs cela qui leur donne leur statut de fou..

Je fus amenée, assez régulièrement, à fréquenter aussi une femme, dont j’ignore la nationalité, spécialiste de médecine tropicale, qui eut assez de jugeote pour soupçonner que les démangeaisons insupportables de mes mains et de mes pieds, puis de mes bras et de mes jambes que le médecin coopérant avait attribuées à une allergie quelconque d’origine externe dont je cherchai vainement pendant des semaines l’origine, pouvaient provenir d’une allergie à une infection interne un peu plus redoutable. Pour faire des analyses, il fallait se rendre à l’institut Pasteur, ouvert à tous et toujours rempli de malades. Chaque quinzaine, je m’y rendais pour faire une analyse qui se révélait toujours positive, suivie d’une cure d’antibiotiques qui supprimait pour quelques jours mes démangeaisons puis retour au point de départ et nouvelle analyse et nouvelle cure d’antibiotiques, quand la dernière analyse révéla toute une colonie d’amibes enkystées dans l’intestin dont certaines s’amusaient à se déplacer d’un organe à l’autre en les infectant au passage, j’avais perdu un bon nombre de kilos et pris la couleur gris jaunâtre du Blanc vivant sous l’Équateur. Je continuais à aller au lycée, malgré tout, mais je garde un souvenir cauchemardesque de ces quelques semaines et du traitement de cheval nécessaire pour éliminer les amibes.

J’avais eu de la chance, il y avait encore à Bangui une spécialiste de médecine tropicale et un institut Pasteur performant mais par exemple plus aucun psychiatre en Centrafrique – le dernier était mort du sida l’année précédent notre arrivée – plus aucun ophtalmo, plus aucun opticien, quand mon mari cassa ses lunettes on mit les morceaux dans une enveloppe que je donnais à un ami d’un collègue qui partait passer, pour une raison que j’ai oubliée, quelques jours en France et l’on récupéra dix jours plus tard une paire de lunettes à l’identique. Difficile pour nous d’imaginer tout un pays vivant dans un tel désert médical.

Au mois de juillet, ce n’est pas sans une certaine appréhension que nous prenions l’avion d’UTA pour rentrer en France, heureux d’aller retrouver nos enfants, la Bretagne et un climat océanique dont nous espérions qu’il nous remettrait en état de marche car quelques jours après notre arrivée en RCA, le 19 septembre 1989, c’est un avion d’UTA semblable au nôtre, un avion qui aurait pu être le nôtre, qui avait explosé en vol près de N’Djaména au Tchad, victime d’un attentat qu’on sait aujourd’hui être libyen.

À suivre…

2 Responses to “Trente ans avant…. BANGUI”

  1. Céline Mounier writes:

    J’aime beaucoup ce récit en épisodes. Bravo !

  2. Zoé Gilles writes:

    Je ne connaissais que les livres sur Sade de Marie-Paule Farina : j’étais certaine qu’une belle plume de romancière s’y cachait. Texte très vivant, admirablement écrit.

Commentaires