Où sommes nous ?

Un article de Sylvie Dallet, rédigé en septembre 2018… et commencé voici treize ans pour un livre inachevé. 

 

“Où sommes-nous ?”

Cette interrogation semble traduire l’inquiétude de notre siècle. Où sommes-nous ? s’insinue partout où nous pouvons agir, dans notre questionnement écologique, dans le positionnement de nos valeurs comme dans notre évolution professionnelle. Ce questionnement, au- delà de l’autonomie, de la solidarité et de la résilience au monde, parle à mots couverts   d’un sens que nous aurions perdu, celui de l’orientation.  Voici un siècle, le “Que faire ? popularisé par le révolutionnaire Lénine,  posait une question autrement pragmatique, qui trouvait, à la suite de Descartes, sa raison dans la volonté.

Le Où sommes-nous ?” dévie de cette morale de l’action,  comme si elle la précédait. En effet, son énonciation correspond à une tentative partagée de percer le brouillard d’une situation dont nous ne percevons plus le destin. Chacun de nous, essayistes, épistémologues ou romanciers, apporte son explication à une crise dont nous ressentons la moite présence : tantôt l’économie doit concentrer toutes les attentions citoyennes, tantôt l’art fournit ses approches secrètes, tantôt la responsabilité spirituelle inspire nos actes. Nous espérons le plus souvent traverser “à pieds secs” les détroits océaniques qui bousculent nos vies et fracassent nos valeurs. Nous espérons marcher sur les eaux de la connaissance, alors que dans le même temps, les savoirs d’autrui forment des trombes liquides dont la vague brusque peut nous bousculer. Bachelard, au siècle dernier, murmurait déjà à qui voulait l’entendre : « et si l’ignorant est prêt à apprendre est-il prêt à apprendre autrement ? ». Cet « autrement » d’ouverture proposée par le philosophe reste une notion ambivalente qui peut être interprété de façon sinistre. C’est à partir de ce constat que le romancier Michel Houellebecq éditait en 2015 son roman Soumission, décrivant avec amertume un monde universitaire français sclérosé, prêt à se soumettre à un islam qui le couvrirait tactiquement d’honneurs pour mieux l’assujettir.

La crise que nous éprouvons à des titres divers, relève profondément de nos apprentissages. Si nous ne savons plus regarder au-delà de notre pré carré institutionnel, c’est plus par défaut de bienveillance que par manque d’audace. Ce n’est pas la volonté qui nous manque, mais une sorte d’incapacité à entendre les contours subtils des consciences. Pour entreprendre la traversée des savoirs que les technologies prétendent nous apporter, il faut accepter le vent et la pluie comme compagnons. Passer “à pieds secs” d’un monde à un autre, est un leurre généré par nos écrans.  Ce leurre est d’autant plus prégnant qu’il sollicite l’imaginaire à l’instar d’un Moïse pressant son peuple d’emprunter le chemin ouvert de la Mer rouge. Idéalement, nous aimerions être de nouveaux Moïse, guides inspirés d’une mission d’orientation définie.

À l’inverse de ce récit héroïsé que la Bible transmet, une anecdote me revient en mémoire, mal connue et beaucoup plus concrète. En 1812, les pontonniers néerlandais de Napoléon entraient  dans l’eau glacée  de la rivière Bérézina pour permettre aux soldats épuisés de la Grande Armée, d’échapper aux Cosaques de Koutouzov. Entre un Moïse inspiré sous un ciel en feu et les quelque cinq cent soldats héroïques qui ont consolidé les arches du pont jusqu’à en mourir, que choisir comme modèle ? La Bérézina est resté dans les mémoires comme le pont tournant d’une fin de règne. C’est dans le même temps un acte de courage collectif qui a permis de sauver des soldats du désastre total lié à l’effroyable campagne de Russie. C’est enfin un récit mythique qui a fortement influencé les premières étapes de la démocratie inaugurée par la révolution française.

Ces récits, dans la multiplicité de leurs expressions m’ont profondément marqués enfant. Nous somme immergés, parfois sans le savoir dans une aventure mystérieusement mélangée, qui conjugue la dimension mêlée des Argonautes de la légende, des pontonniers de la Bérézina et des internautes de nulle part, découvreurs mystiques d’une richesse nouvelle, assembleurs inspirés tout autant que phares aveugles. Nous ne savons pas toujours ce que nous modifions et du dessin qui perdure à travers nos actes. Pour naviguer sous les arches de l’Histoire, nous avons besoin des outils traditionnels de ces récits passés et présents, minuscules ou écrasants : un calfatage solide, un gouvernail, une boussole. …, mais aussi de chants de travail et d’espoir, tels ceux que le poète Orphée composait dans sa lutte contre les Sirènes. Comme l’annonçait Nietzsche en philosophe païen, la connaissance du monde doit faire danser et trembler les normes jusqu’à leurs matrices concrètes, les plus créatives car les plus obscures. C’est au miroir mouvant du danger que nous pourrons entrevoir des gués.

 

Les crises spirituelles, identitaires et sociales que la France traverse ne sont pas nouvelles. Ces interrogations ont été portées de façon invisible depuis la Révolution française, par les journalistes mais aussi par les artistes et les pédagogues. Au XIXème siècle, les romantiques et les scientifiques (« les savants » désignés comme tels par la Révolution française) ont œuvré pour transformer les esprits et préparer des pensers nouveaux issus de la démocratie : “les leçons de choses” donnaient une base à l’étude du vivant dans sa complexité. Au-delà des inventions et de leur déploiement, je suggère de bâtir une histoire des relations du vivant, au sens ou le polytechnicien et inventeur de la musique concrète, Pierre Schaeffer (en “phare aveugle” selon ses propres mots), l’appelait de ses veux : nous devons désormais délaisser nos catégories de pensée, héritées d’une époque industrielle et patrimoniale pour accorder une attention fine aux passages, aux corrélats et aux connections imaginaires du corps social dans ses tribus, ses âges et les formes nouvelles de sa mobilité. Cette histoire démocratique que nous devrons imaginer pour les années à venir  se construit dans une approche partagée des sciences humaines et de la perception artistique, au travers une heuristique pluridisciplinaire attentive au foisonnement du vivant. Cette ambition procède en la récusant du Discours  de la Méthode de Descartes (très anti Nature) et s’inscrit dans l’espoir de laisser un viatique philosophique  utile, au-delà de la dissertation sur les concepts. Il faut réexaminer les mythes construits par nos générations : les machines et les plastiques,  la vitesse et les prothèses  continuent telles le Chronos  antique, à dévorer leurs enfants qui pourtant se croient de plus en plus immortels. Immortels sur une terre qui souffre, menacée par l’extinction même de ses espèces ? Le paradoxe est cruel.

Revenons à l’instruction publique. Autour des années 1960, après en avoir fragmenté les axes, nous avons fragilisé la solide armature qui constituait nos savoirs de référence : littérature, histoire, géographie, langues mortes bâties sur un héritage d’humanités… L’Histoire de l’humanité a été malmenée plus qu’aucune autre matière. Peu importait que l’histoire grecque ne soit, à y regarder de près, qu’une succession d’horreurs sociales, tant il y avait, pour nous faire rêver, Héraclite et Platon. De ces disciplines magnifiées sous l’IIIème République des professeurs, seule, peut-être, la poésie, par son caractère volatil, fragmentaire et discontinu, forme relais  avec les arts de l’enregistrement,  ces formes nouvelles dont les expressions nous modifient désormais au quotidien.

Nous sommes devenus intermittents du savoir que nous butinons sur toutes sortes de fleurs de la connaissance. L’épistémologie que j’essaie de faire fleurir cherche à relier de nouveau les humanités hétérogènes, l’histoire, la philosophie, la littérature dont le sens profond, celui de la transmission par des formes adéquates, s’émiette en disciplines et en spécialités. On se moquait naguère des instituteurs trop zélés, ces « commerçants de l’alphabet » qui réduisaient la langue à des structures fermées. Désormais Internet, en cuisinier anonyme, alimente en images des collectionneurs spécialisés, de moins en moins aptes à comprendre les principes d’une recherche holistique complexe. Quand nous aurons posé le diagnostic du “Où sommes-nous ?”,  les réponses du “Que faire ?”, du “Où allons-nous ?”, voire “Jusqu’où voulons nous aller ?” paraîtront plus claires. Le diagnostic humain concerne des récits, des formes et des événements  qui nous rencontrons tous les jours. De ce fait, la méthode que je suggère se fortifie des observatoires multiples, en regard des simulacres qui sont des chambres d’écho partiels de ces savoirs. Le modèle binaire apporté par le numérique doit être contrecarré par des analogies foisonnantes. Il faut apprendre à penser avec les simulacres mais, à travers eux retrouver les principes des récits mythiques qui les inspirent.

 

Mes initiatives cherchent à diagnostiquer les influences qui convergent vers nous et proposer, de ce fait, les indicateurs de mesure que nous pouvons appliquer à leur évaluation. Ce qui nous touche porte en soi, à de multiples niveaux, une fraction de vérité qui forme un morceau du puzzle général. Comme en biologie et dans la Nature en général, les créations fondamentales supposent des interactions immanentes, subtiles décalées. « La forme informe » selon la formule lapidaire d’Adorno. Nous pouvons comprendre certains codes d’écriture, entre le cadenas d’une écriture historienne dénuée d’affects (parfois décharnée par son obsession de la précision) et une forme littéraire qui ose puiser des images aux sources du vivant organique. Saisir le symbole comme un récit qui complémente l’exposé universitaire n’est pas une tâche aisée car son recours discrédite souvent ses expérimentateurs : le récit tournoie pour captiver, convaincre, et prouver dans des formes qui doivent rester inventives, puisque notre propos est bien de cet ordre. Comme Régis Debray le démontre élégamment dans son opuscule dédié aux frontières, prenons le “bougé des lignes” comme modèle d’une approche qui doit servir à une Grande Armée de spécialistes, blessée dans le froid et l’angoisse, chemine en tutoyant l’espoir de traverser une guerre européenne.

Pour établir un diagnostic imagé de cette crise qui est la nôtre, à la fois trouée de lueurs et opaque, il faut approcher l’imaginaire du vaisseau de Noé, voire celui du navire Argo. Notre situation correspond plutôt à une odyssée ou une traversée biblique, qu’à une arrivée constructive et idéalisée sur une terre à aimer. L’émigrant arrivé au port, toutes voiles carguées, cherche du regard le premier travail qui lui donnera une maison et du pain. Le pari fou des Argonautes consistait à ramener une Toison d’or malgré les chants mortels de ses Sirènes. Lénine et ses continuateurs s’inscrivent paradoxalement dans cette quête des richesses à prendre et à partager.

La mission mythique de Noé dont l’imaginaire tend à se réactiver aujourd’hui, consiste, au contraire, à organiser pour les autres espèces un espace de navigation qui porte en lui toutes les graines, les espèces et les familles de l’avenir. La conjugaison du respect de l’environnement et de la traversée des cultures modifie en profondeur notre transmission des savoirs, pulvérisant les anciennes catégories de l’entendement basées sur la déduction et la logique, héritées du cartésianisme, filtrées par les Lumières et magnifiées par la Révolution française. Dans cette époque contemporaine qui se dérobe à notre compréhension globale, nous percevons de plus en plus nos connaissances comme des gouttelettes de compétences, alors qu’un savoir de source vive et des profondeurs devrait être au cœur de notre relation au monde vivant. La Nature offre dans son chatoiement une intelligence sensible que jamais les « machines à communiquer » ne pourront égaler.

Changer le regard sur nos connaissances revient à considérer la valeur des expériences de déconditionnement de l’oreille, de la vue et des sens. Le noyau de l’enseignement devrait être celui de la recherche, un retour obstiné vers la création, tels les saumons qui retournent à leur source. Cette expérience influe sur notre premier outil, l’écriture, dans une civilisation où les grands nombres et les machines semblent de plus en plus dissociés du destin des hommes, des animaux et des plantes.  Le paysage même a une vie propre, au delà de l’anthropocène. Comme Pierre Schaeffer l’avait remarqué dans les années 1950, le “pouvoir créateur de la machine” peut démultiplier la création humaine, mais aussi l’influencer, voire le détourner de sa destinée profonde. De fait, ce que nous appelons des simulacres contemporains tels que le cinéma, la radio ou la télévision, meubles auditifs ou visuels, ont rejoint à des siècles de distance, la philosophie indoue sur le “voile des illusions”. S’orienter dans la forêt des informations devient la qualité suprême d’un monde en arborescence. Nos outils sont ce que nous sommes, tour à tour prothèses, miroirs ou talismans.

À chaque manière de faire, de se saisir d’un outil, correspond et génère une manière d’être et une métaphysique des moeurs. Nous le savons et pourtant nous ne pouvons pas anticiper ce temps long de la métamorphose. Les récits d’aventure, best-sellers de nos civilisations technocratiques, rééditent, dans un paradoxe persistant, la matrice ancienne du chasseur- cueilleur que nous avons été, explorateurs inspirés d’un passé qui ne passe pas. Nous devons inclure ces temporalités du rêve dans nos expertises, au delà des efficacités immédiates, trop rapidement comptabilisées.

 

L’orientation n’est pas seulement le fruit d’un sens de l’ouïe et de la vue, accessoirement celui de l’odorat voire du toucher. Il signifie une propension toute personnelle de s’incarner pleinement dans une vie qui lui convient, découvrant par un gouvernail intuitif les chemins profonds dont nos rêves sont tissés. Dans notre société vieillie (je parle de la France) qui apprécie l’assistance, dans une logique de destins tout autant liée au spectacle du monde qu’à notre pas-de porte, nous ne pouvons plus espérer penser de façon déductive comme nous enjoignait Descartes de le faire. « Cultiver son jardin » selon le mot énigmatique de Voltaire nous relie au Siècle des Lumières. Il faut aller chercher les éléments d’un bien-être, cultiver le jardin de nos intuitions, dans des procédures d’expertises aléatoires et liées à une Nature que nous devons redécouvrir, dans sa mystérieuse complémentarité d’usages et d’expressions. Ce que les animaux, puis les chasseurs savent faire, dans leur domaine, celui de la quête pour se nourrir, jouer, se reproduire et survivre. Un des plus puissants esprits du XIXème siècle français, Rosny aîné, romancier attentif de la Préhistoire, avait subtilement défini cet éveil des consciences dans la relation qui se joue entre le danger et la responsabilité.

 

De fait, par un esprit du temps, la majorité de ce qui se publie en France, pose indirectement la question de la mesure des choses, de la qualité et de la valeur. Le “Où sommes-nous ?” précis d’orientation est une tentative de mesure des informations qui nous arrivent de toutes part et devant lesquelles notre corps, tant personnel que social, devient sourd, voire muet dans le silence des urnes. Cette interrogation s’exacerbe autour du cas français car  il conjugue son enseignement, seul au monde à la faire, à l’aune enchevêtrée d’un cartésianisme laïcisé, d’une création artistique débordante et d’une administration normative et enracinée au terreau de l’Ancien régime.

 

Ce “Où sommes-nous ?” sonne parfois comme un désarroi, voire comme une vive colère. La France, pays riche et traversé de courants culturels forts, cinquième puissance économique du globe, semble touchée de plein fouet par la mondialisation, jusqu’à ne pouvoir riposter à la norme universitaire asiatique. Pourtant, nous le savons, la recherche se nourrit de liberté et de contrainte, dans des expertises qui expriment des variations combinatoires subtiles. Nous savons que ces mesures internationales bâties pour renforcer une guerre économique latente ne peuvent que minorer l’évaluation et le rôle fédérateur des sciences humaines. Cependant, malgré ce constat de bon sens, les incitations politiques nationales qui sont données en réponse au classement de Shanghai, restent techniques. La gravitation des informations fragilise la gouvernance culturelle des études supérieures française, peu hospitalières et durcies dans des principes cloisonnés d’expérimentation spécialisée. Le résistant et essayiste Stéphane Hessel a lancé en 2010 un livret prémonitoire : Indignez-vous ! Cet opuscule modeste, d’une trentaine de pages, promeut l’idée selon laquelle l’indignation est le ferment de l’« esprit de Résistance ». Devenu un phénomène d’édition, Hessel, comme la voix de Moïse, ouvre l’espace d’une Mer rouge. Nous autres, communauté désordonnée de créatifs, d’enseignants et d’artistes passeurs, pouvons  maintenant entrer comme les nautoniers de l’eau glacée, brûlant à force d’être froide. Il n’est pas sûr que la majorité en ait envie…

 

Dans un premier ouvrage, publié en 1984 (Guerres révolutionnaires (Histoire & Cinéma), j’avais annoncé timidement en introduction que je souhaitais me consacrer à une catégorie peu étudiée pour ce qu’elle recèle : l’Espérance. C’était l’époque où le sensible se portait mal à l’université et ce petit mot emmailloté dans les plis multiples d’un discours historien, me semblait lourd de promesses. Je réajuste ici, comme un pan de manteau, la robe d’espérance dans laquelle l’étudiante enthousiaste, philosophe et historienne que j’étais, avait choisi de se draper. Son tissu est lié à mon parcours obstiné qui explore les sciences humaines comme autant des chemins de création, avec leurs codes et leurs approches complémentaires. S’orienter est un acte d’expérience qui suppose tout autant de se défier de son histoire personnelle, que des frayeurs collectives inscrites dans la mémoire du passé. S’orienter suppose que la route retrouvée ouvre un bénéfique chemin. Savoir s’orienter suppose que nous soyons, au moins une fois par le passé, sortis respirer à l’air libre, sortis de la caverne que Platon décrivait comme un mythe nécessaire. Cette fois décisive, sur laquelle on ne revient pas, correspond au « il était un fois » qui ouvre tous les contes de fées.

De ce fait, ma pérégrination interdisciplinaire, aux lisières des pratiques d’éveil et à la recherche des esprits matrices, s’est incarnée dans un  programme de recherche international, “Éthiques de la Création”, que j’anime depuis 2008 à partir de l’Institut Charles Cros (www.institut-charles-cros.eu). Ce programme est une sorte de puzzle d’expériences qui forment une sorte de toile d’araignée, une dentelle qui avance en reliant des structures, personnes et des savoirs. Mené sur en agencements multiples (dont une direction de collection éditoriale avec l’Harmattan), il a rapidement donné naissance à deux axes : un séminaire parisien mensuel intitulé “Éthiques & Mythes de la Création” et un dispositif original nomade “Créativités & Territoires”, qui aborde, en expertise itinérante, villes, campagnes et quartiers des métropoles sans oublier les territoires imaginaires que certains lieux inspirés réactivent régulièrement. Les troisièmes et quatrièmes dispositifs se sont développés sur les axes « Créativités et thérapies » qui développe le concept de « handicaps créateurs »  et la gamme des colloques internationaux « Savoirs créatifs savoirs migrateurs » (Liban, Maroc, Algérie, Tunisie, France) attentifs à décloisonner les utopies. Un étonnant Festival de création contemporaine s’est ajouté en 2010, « Les Arts Foreztiers » (www.lesartsforeztiers.eu) qui cherche à relier les œuvres et animations artistiques à une réflexion conjuguée sur le domaine forestier. Ce festival qui a su rassembler en 2018 une cinquantaine d’artistes et créateurs (français, haïtiens, russes, chinois, italiens) se situe dans un village de la montagne altiligérienne à sept cent-cinquante mètres d’altitude, un climat continental rude mais très ensoleillé l’été. Ce village, Chavaniac-Lafayette, est le lieu de naissance de Gilbert de Lafayette, héros de trois révolutions et de deux mondes (Amérique et France), dont la devise était « Pourquoi pas ? » (la devise latine : Cur non ?)

 

Jusqu’à présent, l’interdisciplinarité était une branche joyeuse de l’enseignement et de la recherche qui, brassant des bouquets d’herbes et de fleurs de toutes couleurs,  peinait à se faire entendre des gardiens du temple des spécialités, encloses dans des tours d’ivoire. Comment nos étudiants auraient-ils pu aborder une séquence aux marges floues, alors qu’on les astreint depuis trente ans à décrire dans le détail un espace-plan défini, qui, selon l’analogie vive d’un couplet de notre Marseillaise nationale, permet d’“entrer dans la carrière quand nos aînés ni seront plus” ? Le port d’attache de la spécialité correspond, au plus profond de l’être humain, à une logique du seul observatoire De-ma-fenêtre. Vu d’une seule fenêtre, le monde parait raccourci à un cadre fixe, d’où l’on peut à la fois “surveiller et punir” selon l’expression consacrée par l’essayiste Michel Foucault. Au contraire de certains protocoles établis par les sciences dures, l’exercice inspiré des sciences humaines nécessite un espace d’exercice ouvert pour établir nos premières mesures et, si possible, préparer des changements utiles. Pour exemple, l’initiative de “Cinéma & Histoire”, à l’origine de la logique comparative dont j’explore aujourd’hui les fondements. Marc Ferro l’a défini ainsi : « le cinéma comme source et agent de l’histoire ». Toute expression culturelle d’assemblage intime, du cinéma à internet, doit être pensée en ces termes.

Pourquoi désormais s’attacher au questionnement pluriel d’“ Éthiques de la Création” ? Je crois que la création, comme l’innovation, sont des valeurs qui construisent l’architecture de l’avenir. Penser l’éthique  comme un socle des connaissances communes dont on peut interroger la généalogie et la pertinence des récits est une dynamique forte qui conjugue les arts, les sciences et la perception que chacun se fait de la construction des savoirs et du vivre-ensemble. L’éthique devient la ressource secrète de la création, dans une démultiplication d’aventures, de figures et de postures paradoxales, de la communion à la transgression des valeurs. La conjugaison du lien, du soin, du beau et du sens devient plus que jamais une exigence de la société, dès que celle-ci se fragilise. L’éthique prend alors le pas sur l’épistémologie grâce à l’esthétique. Pour sortir de notre jargon de clercs : le penser juste doit servir la transmission des connaissances grâce à la beauté.

La création, cette pierre d’angle de la pensée occidentale, comme l’éveil est le socle de la pensée orientale, révèle au-delà de l’inquiétude de nos sociétés prométhéennes, une volonté de lien, de médiation  et de reconnaissance : ce désir éthique s’appuie sur la diversité du vivant, dans une exploration qui révèle des interfaces et des synergies complexes. Les mots même nous servent de guides, dans leurs abstractions signifiantes : synergies, interfaces appartiennent à un continent de pensée qui émerge avec l’informatique, bousculant le vocabulaire concret dont le siècle avait abondamment usé.

Mon chemin a été fortement influencé par des personnes-ressources avec qui j’ai eu le bonheur de travailler : Marie-Claude Deffarge, Marc Ferro, Pierre Schaeffer, Stéphane Hessel, Roberta Rivin pour exemple. La liste de mes amis, de lectures et de publications communes est longue, au gré des trois structures collectives que j’ai pu lancer, dans la continuité les unes des autres : le Centre Pierre Schaeffer  en 1995, l’Institut Charles Cros en 2001 et le Festival des Arts ForeZtiers en 2010. Ces deux parcours institutionnels qui ont été une ascèse et un lien collectif incessant, correspondent à des tentatives de construction relationnelles, attentives aux formes combinées du son, de l’écrit, du visuel et du soin de l’autre. Depuis près de vingt années, l’Institut Charles Cros, structure vivante et protéiforme de “Création-Recherche” à disposition de projets complexes, questionne au travers des formations interdisciplinaires, des colloques, des séminaires ou même des festivals,  la chance que nous avons de fréquenter une société où le risque apparait à nouveau comme une forme claire de la responsabilité intime et commune.

 

NB : Toutes les photographies de cet article sont de Sylvie Dallet.

 

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