Vers la siliconisation du monde ?
mardi, 1 août 2017
En ce temps de vacances qui est, pour les chercheurs, le temps de la réflexion au calme, Céline Mounier nous adresse sa lecture personnelle du livre La silicolonisation du monde d’Eric Sadin, qui révèle une ligne de pensée proche de celle de Pierre Schaeffer, qui, ingénieur polytechnicien, essayiste et artiste, bataillait des années 1960 aux années 1980, pour que l’humain reste au centre des développements de l’humanité et la créativité de service public au coeur de l’innovation.
« C’est une amie qui m’a prêté ce livre, en même temps que le troisième tome de la saga d’Ellena Ferrante qui nous embarque dans une amitié entre deux amies napolitaines en me disant, “tiens, ça fait du bien de lire ça”. Il faut dire que nous travaillons toutes les deux dans une entreprise qui aime des start-ups surfant sur la vague des objets connectés et des big data. Je l’ai donc commencé, à peine terminé mon roman.
Le sous-titre de la La silicolonisation du monde est L’irrésistible expansion du libéralisme numérique. Le propos d’Eric Sadin est de raconter comment l’économie de la donnée aspire à faire de tout geste et de tout souffle, de toute relation relation, une occasion de faire des profits. Car nous sommes bel et bien dans l’ère de la mesure de la vie et d’une « administration optimisée des choses ». Vous me servirez bien un film ce soir en accord avec mon humeur ? Allons ainsi à la paresse, abdiquant liberté et critique.
Il y a une sorte de consensus mondial là-dessus. Il y a eu l’utopie numérique avec sa dimension culturelle et relationnelle, mais le monde est passé à une utopie numérique à dimension strictement économique. Notre libéralisme, celui de notre époque, consiste à instituer une organisation automatisée du monde par le biais de systèmes algorithmiques. Il y a quelque chose du pilotage de nos vies dans ces objets connectés. En même temps, c’est le monde de l’évaluation instantané de tout, ainsi que le décrit bien Anna Gavalda dans sa nouvelle intitulée Un garçon.
L’action humaine est disqualifiée dans cette histoire. Ce monde est a-politique. Et c’est bien là le drame. Rappelons-nous Hannah Arendt dans la Condition de l’Homme moderne : « C’est à une abolition et même à l’élimination de toute spontanéité humaine en général que tend la domination totalitaire, et non simplement à une restriction, si tyrannique qu’elle soit, de la liberté. »
Or justement, dans le libéralisme actuel on assiste à un exercice de management désincarné. En démocratie, toute contrainte suppose assentiment. Mais assentiment à l’égard de quelle puissance ? Si je suis contre l’algorithme, que puis-je faire ? Je me bats contre qui ? Et comment j’organise de la lutte collective ? Contre un patron ou même contre une institution, je peux lutter, mais contre un algorithme ? On peut se rassurer en se disant qu’ils ne sont pas tous très intelligents, https://dreamcafe.orange.fr/a-grignoter/1640/a-quoi-revent-les-algorithmes,
Mais s’ils le devenaient pour de bon et qu’on se laissait parallèlement aller à la paresse ? à condition d’avoir un compte bancaire bien alimenté !
L’innovation est fatigante dans cette histoire. La disruption, soutient Eric Sadin, c’est une forme passive d’innovation. Elle se contente de profiter de ce qu’il y a à portée de main. Il rappelle la définition du mot innovation : « action d’introduire une chose nouvelle ». L’innovation est renouvellement. Ce mot dans les années cinquante et en anglais était associé au développement des entités de R & D et à la fameuse « destruction créatrice ». Certes l’innovation répond à une stricte vocation utilitariste visant uniquement le profit, mais requérant néanmoins de l’inventivité. Pensons ainsi au Mac et même encore après à la sortie du premier iPhone pour parler de l’un des GAFAS.
Or dans le cadre de l’économie de la donnée et des applications, il ne s’agit pas d’innover, mais simplement de concrétiser une idée en exploitant des ressources technologiques disponibles. Même une voiture autonome ne découle pas d’une innovation, mais de l’intégration de capteurs et de programmes à un ensemble mécanique déjà existant. L’innovation disruptive se soumet à un cadre technologique et l’exploite de manière mécanique, c’est en cela que l’innovation est fatigante. Elle relève d’un conformisme revêtant l’apparence trompeuse d’une nouveauté. A la vérité, il y a rétrécissement de l’imaginaire industriel.
Eric Sadin le déclare : il faut faire échec à ce projet de civilisation qui entend instaurer une organisation toujours plus robotisée de la vie, et nous ressaisir de notre droit naturel à exercer notre faculté de jugement et notre libre pouvoir de décision.
Dans cette histoire, il faut parler de la responsabilité des ingénieurs. Leur actes entraînent toutes sortes de conséquences sur nos vies individuelles et collectives. La disjonction entre savoir et action et conscience n’a pas cessé de s’aggraver au fil de l’histoire sociale des ingénieurs. Aussi, dans les écoles d’ingénieurs, est-il temps de renouer avec les humanités au sens le plus classique du terme. Citant Ortega y Gasset : « Pour être ingénieur, il ne suffit pas d’être ingénieur. », il revient à chaque ingénieur de décider d’être un acteur, cherchant, de bonne foi, à participer à l’amélioration de la vie des personnes, de ne pas se contenter d’être uns simple exécutant. A cet égard, il est intéressant de lire Le Manifeste pour pour une formation citoyenne des ingénieur.e.s, https://isf-france.org/Manifeste_pour_une_formation_citoyenne_des_ingenieur·e·s.
Voilà une lecture bien intéressante je trouve, importante même. Je demande à mon fils aîné, qui souhaite devenir ingénieur, de le lire. »
Céline Mounier