Penser, peser, évaluer, imaginer : le sort des universités et l’état du monde
mercredi, 14 juin 2017
Cet essai de Sylvie Dallet a été publié en 2009 sur le Blog du journal Le Monde sous le titre « Objets de pesée et natures mortes« . Billet d’humeur contre la sécheresse du classement de Shanghaï qui hiérarchise les universités sur leurs brevets, il récusait l’avenir des choses de l’esprit comme de simples objets de compétition commerciale. Son actualité nécessite une réédition, au moment où certaines universités continuent à communiquer en pièces détachées, sous couvert d’une interdisciplinarité affichée, mais qui, dans les faits, peine à faire accepter ses pratiques collaboratives.
En novembre 2017, le colloque international de Sétif va s’efforcer de trouver des remèdes à cette pensée en « pièces détachées », qui n’aboutit le plus souvent qu’à un chômage des spécialistes. Cet article, écrit voici quelque dix ans, peut aider à repenser l’interdisciplinarité et l’écoute du terrain, comme les formes indispensables des savoirs et du vivant.
Peut-être sommes nous devenus des intermittents du savoir.
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« Poser trois sujets incongrus : une liste d’excellence, des produits sélectionnés du e-commerce et le Lion d’or de Venise en 2006. Qu’y a t’il en commun entre le best of des universités de Shanghai (le top ten du classement universitaire), la vente des objets tibétains sur Internet et le film Sanxia Haoren de Jia Zhangke ?
Ou autrement dit : le tableau d’honneur stakhanoviste du monde de la recherche, des objets arrrachés aux contrées qui les ont façonnés et une « nature morte » (Still Life, du titre de la distribution européenne) qui décrit la destruction des maisons lors de l’édification du barrage sur le Yang Tsé et l’errance parallèlle des vies chinoises. Des destinées qui se croisent au charroi des routes, au désarroi des êtres. Les images, sujets de pensée, contre les statistiques, objet de calcul.
Ici, dans la distribution internationale des objets, Trois « Gorges profondes » dévorent les sujets de l’étude : celle qui avale les chercheurs au trou noir de l’excellence universitaire, celle qui broie des vies chinoises avant d’engloutir des maisons en ruines, celle qui fait disparaitre sur quelques clics sur le web, les meubles d’antan, vernis d’aujourdhui, tiroirs ouverts mais vides, bahuts sans provisions dévoilant leurs entrailles.
Photographiés de face, de dos, de profil, pour que l’acheteur puisse détecter malgré le maquillage les imperfections, ventres ouverts, pauvres meubles raflés dans des maisons qu’on détruit, achetés quelques sous auprès de ceux qui quittent leur domicile ancestral, racines à nu, en quête de mémoire. Certains laissent à la rivière leurs objets les plus intimes, pour ne pas avoir à les cacher ou les vendre. Tibetains, mongols, chinois, ces meubles présentés sur Internet, sont beaux comme « cheptel vif » dont les négociants de France, d’Angleterre et d’Espagne vantaient les mérites sur les marchés aux esclaves américains. Un esclave n’est il pas désigné, de l’Antiquité à l’époque moderne, comme un « bien meuble » ? Découvrir les dents, tâter les muscles, admirer la finesse du trait : les marchandises ont été nourries et retapées à quelques frais après les pertes et blessures du transport. Un mois a suffi pour panser les défauts de la chair ou du bois, mater les plus récalcitrants et faire le tri entre les belles pièces et le tout-venant.
La critique qui a salué la magnificence visuelle de Still Life, de la bouche de Catherine Deneuve, présidente du Jury de la 63ème Mostra de Venise qui a couronné le chef- d’oeuvre : » Ce film contient tout ce qui nous plait : la beauté de la photo, la qualité de l’histoire, les personnages. Vraiment un film spécial ».
On connait l’histoire grâce aux médias : deux personnes un homme et une femme qui ne se rencontreront jamais à l’écran, cherchent leurs conjoints respectifs, l’un après 16 ans, pour renouer avec elle, l’autre, après deux ans d’absence, pour s’en libérer définitivement. Chacun expérimente à sa manière les transfomations du paysage : les métaphores de la démolition et de l’engloutissement s’offrent à leur vue au travers des fenêtres, sur des promontoires, dans des barques fragiles ou les ouvriers mangent, discutent et tissent des liens. Que faire dehors ? Attaquer à la pioche des murs grêles pour quelque 30 yens par jours, se battre entre clans d’immigrés, visionner quelques tours de passe passe. Images grandiose et images sales se succèdent, enchâssant la double errance de l’homme et de la femme. L »accompagnement sonore offre au spectateur ébloui des variations merveilleuses, une nourriture électroacoustique pour les oreilles, un accompagnement qui fait la goûteuse garniture de l’oeuvre.
Comme les circuits d’artefact de l’Internet, grand distributeur de simulacres, la musique du taiwanais Giong Lim déplie toutes les astuces de la composition électronique et, bouleversant la démarche d’auteur, il travaille désormais en équipe : En reprenant des chansons anciennes, du folklore chinois (Chine continentale et Taiwan), l’équipe de Lim Giong les mixe, les emprisonne, les magnifie, les détourne au sein d’un environnement électroacoustique peuplé de bruits, de cris, de chants d’oiseaux. Les ritournelles (« je t’aime comme la souris aime le riz… ») accompagnent, sur des modes d’exposition drum & bass, downtempo ou trance les lourds vaisseaux dont le réalisateur capte les images à la lumière des eaux du fleuve. Des vaisseaux aux cargaisons d’hommes et de sons, pleines de paroles mastiquées, aux plats hachés menus qui glissent dans la gorge et faciitent les transactions. Des paroles gelées, des verbes chauds, des gestes lents, comme économisés pour préserver la dépense du travail.
Ici, le travail est vendu à l’ancienne, dans une symbolique d’actes fractionnés. Comme au Moyen Age, les ouvriers sont payés à la journée, vivent en groupe faméliques et quand arrive la conscience ou la parole, parfois fraternels. La chaleur commence avec une cigarette offerte, un repas partagé quotidiennement et des paroles mâchées, recrachées, digèrées. On vient ici pour du travail, on n’en repart plus : les solitaires sont happés par une addiction fatale, gagner plus, être dans la dynamique collective des décideurs ou pour les plus démunis, deviennent des esclaves pour payer des dettes de jeu ou de boisson. Des esclaves contemporains qui ne vivent pas nus comme dans les plantations de canne à sucre brésiliennes, dans les plantation de coton étatsuniennes de l’époque moderne, mais des esclaves tout de même. Dans les dernières minutes de l’oeuvre, l’homme négocie auprès du patron du bateau le rachat de sa femme pour 30 000 yens, un an de travail pour lui ; cette femme qu’il avait achetée pour être sienne il y a longtemps et qui s’était sauvée emmenant sa fille avec elle voici 16 ans, paie désormais les dettes de son frère. Simplement nourrie par le propriétaire du bateau qui, de fait la traite en bien meuble, elle ne reçoit pas de salaire. On pense à toutes ces bribes d’histoires vraies de la traite , on pense aussi au premier film français Tamango de John Berry ( 1957), issu d’une nouvelle antiesclavagiste de Prosper Mérimée (1829), suivi onze ans plus tard par Benito Cereno de Serge Roullet, d’après le récit d’Herman Melville (1856). Des bateaux lestés de marchandises et de gens, mais sans gouvernail. Ces bateaux là ne sont pas des arches de Noé et les corps qu’ils transportent sont des coffres destiner à serrer les sacs d’argent du propriétaire.
Gouvernails et portails arrachés, maisons éventrées, mobilier exporté. Pourquoi lier la liste de Shanghai à ce tableau de misère ?
L’Academic Ranking of World Universities dresse depuis 2003 le bilan supposé des « performances académiques et de recherche ». Les critères retenus concernent le nombre des Prix Nobel et de médailles Fields, les articles cités dans la prestigieuse « Nature et Science » et le recoupement des citations d’articles à comité de lecture. Sortent naturellement du lot les articles en sciences humaines et les créations artistiques. On ne croit pas qu’ils puissent contribuer des métamorphoses de la pensée au delà de l’édition. Les mutations de la société civile s’expriment pourtant par des expressions culturelles multiples, dont le cinéma porte les traces au delà des frontières.
Les objets de la pensée sont donc pesés, disséqués et soupesés en terme de fiabilité lourde, formant l’armature des futurs vaisseaux universitaires du globe. Dans les cales, on mange, on se dispute, on souffre et on rit, parfois. S’il faut des évaluations, celle-ci est classique en terme de bâtiment : nature et science, l’une pour nourrir les hommes , l’autre pour lui construire un bardage flottant. Rien d’étonnant à ce que les matières innovantes, transdisciplinaires apparaissent peu dans ce tableau d’honneur, puisqu’il est fait pour réorganiser vers la Chine les flux migratoires des enseignants chercheurs. Dans une logique comparable, la Chine envoie dans nos universités des étudiants aux notes souvent gonflées, sans grand esprit critique ni méthodologie, qu’il faut le plus souvent remettre à flot ave humour, avant que leur dynamisme et leur esprit de finesse se déploie hors de la crainte de déplaire à leur professeur patron. À ce jeu de dupes qui nous attriste, certains se tirent d’affaire, d’autres gagnent le respect. Ils ne sont pas, tant s’en faut, des fantômes, qui errent pour trouver le sésame des diplômes français décriés à Shanghai.
Dans la partie belliqueuse qui se mène au niveau des grandes puissances, l’attraction des chercheurs de haut niveau apparait comme un élément de stratégie incontournable des puissances mondiales, France exceptée. La France, on le sait, ne cherche ni à attirer, ni à retenir ses chercheurs qui sont, pourtant, parmi les plus talentueux au monde. Ce n’est pas tant une affaire de coût qu’une affaire de responsabilité collective liées aux échelons intermédiaires du pouvoir universitaire qui résistent à la pluridisciplinarité, à l’innovation comme à la culture du résultat. Pourtant, quelques décideurs français ont, assez rapidement, braqués leurs feux de carrefour sur les critères de Shanghaî : volonté de regroupements de recherche, obligation de mentionner l’université qui les nourrit parmi les commanditaires des articles, contrôle soupçonneux des publications extérieures. Or on le sait aussi, les critères de l’Academic Ranking of World Universities sont peu élaborés, peu prospectifs car directement liés à l’émergence explosive d’un pays en construction. Alors pourquoi ce mystère ? L’université française est restée une industrie de main – d’oeuvre, qui véhicule encore ce que Pierre Schaeffer appellait « le petit train des disciplines » dans les années 1960. La plupart des innovations interdisciplinaires ou pluridisciplinaires de fond tournent court faute de volonté politique locale : les directeurs de recherche sous la pression des laboratoires ou de leur propore initiative rechignent à être évalués sur multicritères, oubliant par là même que la vie et la pensée fonctionnent sur des modalités combinatoires et des codes multiples. Rien n’interdit la mono-recherche, ni ce qui va à sa suite, l’écrasement dans un mono-mur d’enceinte. L’étude de la résistance des matériaux ne peut exister que si les personnes qui travaillent et qui vivent d’espoir, pensent à l’amélioration de la maison monde. Nous avançons fractionnés et meurtris, au gré des vents qui tournent. Pour exemple, l’innovation américaine se positionne sur le multimédia et les biotechnologies. La recherche et la formation française, qui semble emboiter le pas à la seconde démarche, oublie encore que le domaine de l’audiovisuel américain occupe le second poste à l’exportation national. La Chine a bien compris les leçons du géant américain : elle sélectionne ses chercheurs scientifiques en oubliant les sciences humaines, trop contestataires, mais elle fait des facilités au cinématographe, au delà du contrôle tâtillon d’un certain nombre de censeurs historiques, tournés vers la réprésentation idéalisée d’un passé de grandeur. Pourtant, à force de tenacité, les descendants d’esclaves américains ont changé la donne en instaurant des quotas…
Les Américains évaluent leurs chercheurs, la Chine sélectionne témérairement les siens et les futurs siens, la France doit ouvrir une voie nouvelle , si possible créative parce que prospective. Suggérons quelques critères, qui ne se seront certainement pas suivis des universités. La sélection en démocratie repose sur des examens et des diplômes. N’ayons donc pas peur de la recherche dès la licence, ni des diplômes à tous les âges de la vie, y compris dans des secteurs innovants et à risque : le métier de chercheur n’est pas une sinécure, ni un vente d’appartements à la coupe. Dans les critères de base, ne pas oublier d’équilibrer le sex ratio des universitaires qui restent quasi exclusivement, pour les professeurs, des langues de bois qui se tutoient. Regarder trés précisément la part de pluridisciplinarité des équipes et des formations et prendre des mesures incitatives sur la base de projets créatifs. Un bâtiment exige des maçons, des appareilleurs et des architectes. Prendre la mesure des initiatives innovantes (ethnomusicologie par exemple, mais aussi histoire des idées et des cultures) qui permettent le dialogue Nord-Sud, voire Sud -Sud, mais surtout le dialogue des disciplines (arts du récit et de la représentation par exemple) dans le respect des cultures.
Marier les arts avec les sciences autant de fois que possible, sur la base du volontariat et récompenser ce volontariat au lieu de lui couper ses moyens sur la base de restructurations de territoire interne issues des catégories passionnelles des Badinguets du Second Empire. Valoriser ceux qui jettent des passerelles parce que ceux-ci sont aussi, comme la dernière image de Still Life, des funambules. Sur les ailes des anges, il y a des ouvriers, dans le rêve des ouvriers, il y a des guerriers et des magiciens. Et la roue tourne pour tout le monde surtout si la solidarité la pousse. En passant, diversifier les Conseils d’administration et les étoffer d’experts indépendants. Ne pas accepter que les décisions qui engagent des hommes et des finances se prennent sans évaluation nationale. Faire et entendre dans le temps prioritaire de la morale, parce que, au delà des passions du pouvoir, la souris aime le riz.
On le sait, les cadres universitaires français sont tellement rigides que les ruptures se font sur les modes de la fuite ou de la révolution de palais. L’École Pratique des Hautes Études, les Maisons des Sciences de l’Homme, le Service de la Recherche de l’ORTF et la plupart des grandes maisons d’édition françaises sont issues de ces ruptures, fécondes puisqu’elles croyaient au risque et à la création. C’est au pied du mur qu’on connait le maçon. La culture du risque reste une nécessité dans des lieux ou des professeurs forment, encadrent et insufflent à des jeunes l’idée que le monde, façonné par les hommes continue à se transformer. Une culture et une recherche se gèrent et se vivent en partage des deux côtés, entre ceux qui la font et ceux qui la goûtent, avec la société civile et les professionnels qui en font leur métier. Rien ne prend dans ce mélange des universités et des métiers sans la recherche et la création. Si la science avait la solution, à quoi servirait l’art ? Les quartiers de souffrance ont besoin de cet art, comme d’une science à l’écoute qui ne reproduise pas uniquement des enseignants spécialisés. Le mélange des genres, ce n’est pas un bateau à la dérive chargé de meubles prêts à être vendus, c’est tout simplement l’espoir vivant porté par l’arche de Noé, gouvernée en recherche vers une terre émergée à bâtir ensemble et expérimentalement, dans une diversité culturelle complémentaire.
Vraiment un film spécial. Vivement sa sortie en salles. »