32ème rencontre : Vers la créativité des suds

Ce pont franchi deux fois

(Vers la Créativité des Suds)

 

La Plateforme « Créativités & Territoires » a posé sa 32ème édition le 16 décembre 2011 dans les locaux de l’Institut National de Développement Local (INDL), un bâtiment blanc de l’avenue Michel Serres, sur le campus agenais des universités de Bordeaux. Nous étions à nouveau réunis dans des espaces dédiés à l’étude et à la recherche, aux vastes allées modernes qui donnent de nos savoirs un aspect paisible, bien éloigné de leurs contradictions constitutives. La réunion avait été préparée également par une exposition d’ouvrages consacrés à la créativité, organisée par la librairie (Didier Bardy et son équipe) de Saran « Des Livres et Nous » (label LIR, Librairie Indépendante de Référence).

 

La présence de la Plateforme « Créativités & Territoires » avait été organisée à l’initiative de l’ageno-toulousain Georges Dhers (auteur de:Développement des personnes et des territoires (dispositifs d’intermédiation créative), Éditions universitaires européennes, 2011) et rendue possible grâce à l’équipe de Jean-François Pin (directeur de l’INDL) qui nous a décrit, en introduction, les missions de cet Institut original crée à Agen (Lot & Garonne) il y a quelque vingt années. Pour construire leur développement, les territoires ont besoin d’appuis, voire d’outils institutionnels, qui soient pensés en amont de la variable des élus. Sur le long terme, la décision politique s’est déplacé lentement des « pays » aux clusters d’innovation, puis à des réflexions plus larges sur le développement durable et l’essor de territoires créatifs. L’INDL a suscité et animé des programmes de « recherche-action » & « recherche-développement », en coopération avec les acteurs et les chercheurs, a organisé des colloques et des formations sur le thème de l’avenir des territoires ruraux et du rôle pour anticiper et préparer cet avenir de dispositifs de veille, d’échange et d’intelligence collective. A la fin de cette journée, Jean François Pin suggère d’accompagner sur un an les initiatives issues de cette rencontre, grâce aux outils dont l’INDL dispose.

 

Notre rencontre du 16 décembre suscite plusieurs niveaux de lecture et de divagation créative, qui signe la présence de la Plateforme ; l’enregistrement de cette séance (un grand merci à Françoise Modéran (INDL)) a donné le ton de ce qui questionne aujourd’hui les collectivités territoriales, l’arrivée du tourisme comme fédérateur de l’accueil et du lien possible avec l’Europe des Suds (un autre nom pour l’Occitanie ?), sans toujours passer par Paris. L’introduction menée par Jean-François Pin allait en ce sens. L’INDL qu’il pilote depuis huit ans, allié aux initiatives des Clubs « Partenaires pour agir » (dont des anciens : Denieul, Dhers, Dion, Lemaignan.), atteste des mutations voire du virage de ces dernières années, c’est à dire d’une réflexion qui avance sur une mise en perspective des coopérations entre territoires, plutôt que d’une mise en concurrence des régions. Cette collision nouvelle, transposée à l’échelle européenne, donne aux acteurs des territoires letournis, pour parler comme Michel Serres. La créativité surgit comme le secours que la planification n’attendait plus.

 

 

Michel Serres, l’avette butineuse

Le patronage inopiné du philosophe agenais, feu follet des arts et des sciences, offre matière à réflexion, comme pour le Rabelais de Tours (cf. 31ème synthèse « Créativités & Territoires ») sur ces brillants représentants de la pensée que la France institutionnelle adoube et rejette tout à la fois comme trop actifs, trop universels, trop curieux et, d’une manière générale, trop dédaigneux des prés carrés des spécialités de connaissance. Depuis quarante ans, même si une allée universitaire porte son nom, Michel Serres, historien des sciences et académicien créatif, mène sa fine caravelle entre la France, où il publie, et les États-Unis, où il enseigne. Son cheminement offre un arpentage créatif de mondes où les arts, les sciences et l’imagination entrecroisent leurs passerelles hors des frontières nationales, dans une migration butineuse.

 

Les enseignements qu’il dégage transversalement bousculent les repères classiques de la sectorisation universitaire, conjuguant le quotidien et l’universel, mixant les cultures populaires avec les savantes.  » Il faut, certes, cheminer de la cuisine du cochon dans nos campagnes hivernales aux raffinements savants de l’Opéra, mais, surtout, ne pas oublier de revenir, lentement, du Louvre vers les chaumières. Ce pont franchi deux fois construit la vraie culture  » écrit fermement Michel Serres. Dans une démarche concrète, les universités d’État américaines ont su, au contraire des universités publiques françaises, dégager des modules souples d’expression : recherche, enseignement et « extension », c’est à dire relais et dialogue de service public avec les usagers quel qu’ils soient (agriculteurs, entreprises, écoles, usagers de toute origine appelant au secours des chercheurs…). En France, les espaces de recherche et d’enseignement se distendent depuis la Seconde Guerre Mondiale tandis que les liens avec les usagers suscitent le plus souvent une incrédulité railleuse sinon une hilarité de mauvais aloi. Le dispositif hybride de la Plate-forme, son apparente modestie de moyens (les moyens sont des personnes de « bonne volonté ») sont liées à une grande ambition corollaire : participer d’une éthique de la créativité publique en permettant aux acteurs territoriaux de dialoguer transversalement. Vouloir être utile : la nouvelle de Jack London, La Force des forts (1914) relate avec verve la difficile prise de conscience de la tribu préhistorique des « mangeurs de poisson » qui dormaient dans les arbres et qui, un jour, firent alliance avec les éleveurs de viande.

Paradoxes fertiles

De fait, nous avons passé une journée à dialoguer dans une situation paradoxale à plus d’un titre. Au dehors, la polémique médiatisée et les peurs entretenues par une « société de spectacle », naguère décrite par Guy Debord, induisent insidieusement une demande d’assistance passive (le « pain et du cirque »de la décadence romaine) qui rejette la confrontation des idées sur des partages claniques. À l’inverse, la « société du risque » qui semble devenue notre lot quotidien, se renforce des expériences aléatoires et nomades par une forme de responsabilité constitutive, que l’époque moderne a dénommée du terme de citoyenneté. Parler des incitatives locales, parfois décontextualisées des grandes routes de l’information (de type « internet pour tous » et « à très haut débit »), mais très ancrées dans un vouloir « bien-faire », amène à poser l’équilibre des Régions dans le concert de l’Europe ( sur les modèles de l’Allemagne et de l’Italie) et des espaces d’expression de chacun, dans une République française qui s’équilibre entre les trois couleurs de l’universalisme, de sa centralisation et des revendications de ses terroirs. On peut adjoindre à ces trois domaines, le questionnement des langues, dans une référence occitane à laquelle cette Plateforme n’a pas eu le temps de faire mention.

 

L’initiative de la cité historique de Mirande (Gers) et des nouvelles communautés de communes qui l’entourent, porte en elle ces paradoxes et entend même profiter de ces contradictions par la dynamique émergente du réseau desSlow Cities. Cette ligue (142 villes dans 21 pays), au miroir des riches cités hanséatiques ou italiennes de la Renaissance, souhaite promouvoir une ligue commerciale et civique, axée sur 60 critères de « bon, de beau, de propre ». Pour recevoir ce label triennal, nous explique Gisèle Beuste, directrice de l’Office de Tourisme, la ville de Mirande a recensé ses atouts : un lycée agricole spécialisé par une section équine, la formation de maréchal-ferrant et l’amélioration de la race bovine. En parallèle à la préservation de quelques arbres séculaires et la création de sentiers de marche, Mirande développe depuis quelques années un festival de Country Music, devenu le premier d’Europe : il draine 160 000 personnes par an, particulièrement attractif pour les familles dans un équilibre d’accueil, de musique dansante et de bonne chère (« Terra Gers »). Si ce descriptif concorde avec le « bien vivre » commun des Slow cities, animer la ville et sensibiliser les Mirandais à tous les aspects du projet n’est pas chose acquise.

 

Cet exposé a suscité beaucoup de questions qui portaient sur les origines de cette Slow fédérative : a-t-elle un véritable relais associatif local au-delà des « produits agricoles » ? L’initiative portée par la mairie est-elle vraiment porteuse de liens intergénérationnels (au-delà des classiques transmissions de savoirs jardiniers) comme la charte de socle le préconise ? N’est-ce pas une forme d’exportation déguisée ou, à rebours, un isolat local qui s’internationalise ? Les artistes qui seront intégrés à l’équipe seront-ils des professionnels, des stagiaires ou des amateurs puisés au réservoir des bénévoles ?

 

Pour l’instant, seules trois villes françaises (la Bastide et Ségonzac sont également dans la partie Sud de la France) ont adhéré à cette charte (écrite en anglais) qui lie tous les aspects de qualité de la ville : retraitement des déchets, beauté des sites, qualité de l’approvisionnement. La lenteur et la qualité, roues motrices des Slow cities vont paradoxalement sortir Mirande de la torpeur provinciale, renouer des liens entre les Communauté de communes et la ville et lancer l’agglomération sur la voie de l’international. Á l’inverse de la chanson nostalgique que Jean Ferrat consacrait à la montagne, les jeunes actifs reviennent dans les pays « où ils sont nés », même imprégnés d’autres cultures, tandis que les retraités se veulent plus se cantonner dans de « l’occupationnel » de type maison de retraite.

 

La question du fédéralisme régional est porteuse d’une histoire mêlée qui ne s’avoue pas toujours hybride ni même hospitalière. De fait, il vaut mieux parfois mettre l’accent sur la tolérance (identité multiple) et la générosité (identité partagée) que sur les labellisations. En effet, l’Aquitaine est un pays migratoire, traversé depuis toujours : Celtes, Romains, Vandales, Burgondes, Wisigoths, Sarrasins, Basques, Anglais,… Un kaléidoscope de peuples dont le contraste successif a su mitonner une cuisine giboyeuse et légère, en même temps qu’elle s’étripait longuement pour des raisons féodales ou religieuses. Les paradoxes ont ici leur place, signalant à plus d’un titre la contiguïté des solutions de la polémique à la conciliation. C’est à Agen, épicentre d’une industrie agro-alimentaire, qu’une des premières structures de création sonore municipale, le studio le Florida, s’est construite en plein centre-ville en direction des jeunes des faubourgs, permettant des enregistrements de qualité comme une paix intergénérationnelle. En 1998, nous admirions au Centre Pierre Schaeffer (Montreuil-sous-Bois) les performances du Florida et en 2001, l’Institut Charles Cros (Marne-la-Vallée) y a été quêter des conseils de mixité artistique. En 2011, le Florida continue à développer cette mission de conciliation sociale par la création musicale.

 

Édition, enseignement, action collective, le partage des eaux se fait difficilement ici comme ailleurs du paysage national. Comme pour Mirande, on peut réfléchir sur des axes de diversité culturelle et de recomposition organisationnelle. L’informaticien Marc-Gabriel Boyer, vice-président dynamique de l’Université Paul Sabatier de Toulouse, rappelait que les expériences d’intégration menées par l’Université entre l’enseignement supérieur, la recherche et les entreprises ont alternativement été qualifiées de « fascistes » et de « gauchistes » dans une surenchère verbale de désarroi… attachée aux cadres organisationnels du XXème siècle. J’en atteste de mémoire avec la création interdisciplinaire en 2001 de l’Unité de Formation recherche universitaire « Arts & technologies » (dit Institut Charles Cros) que j’ai dirigée en équipes mixtes contre les vents et marées administratives. Mille détails montrent que le monde de la gouvernance française a longtemps vécu dans une schizophrénie idéologique qui a freiné durablement le développement des incitatives concrètes. Pourtant nous le savons, les ingénieurs, les informaticiens, les cinéastes, les urbanistes sont, de par leur métiers complexes, les fers de lance de l’action collective. Passé le seuil de l’expérience du terrain à une refondation des savoirs multiples est une forme nécessaire de la relation d’apprenance qui reste curieusement peu explorée comme matière commune. Á l’inverse, les médias, au miroir des emprunts toxiques, samplent en boucle le mélodrame du triple A. Certains intervenants de notre réunion ont également rappelé (avec le sourire) que force fonctionnaires territoriaux et autres acteurs sociaux institutionnels avaient, depuis quelque vingt ans, singulièrement baissé les bras devant les complexités du terrain…, laissant la porte grande ouverte aux Agences de conseil, Agences de conseil qui sont très souvent présentes pour ressourçage, lors des réunions de la Plate-Forme. « Le territoire est vécu, souhaité, souhaitable, réel » (TER_RE) : cet espace de vécus et d’espoirs virevolte aux pieds des tours de la planification. L’important est de garder le contact avec ces hommes et ces femmes de « bonne volonté » pour reprendre une terminologie des années 1930.

 

Nous étions donc particulièrement attentifs à la présence d’élus locaux comme le maire de Villaréal (Pierre-Henri Arnstam), de fonctionnaires territoriaux et de responsables de structures associatives telles que « l’Agence pour le Développement et la Promotion de l’Économie Solidaire en Midi-Pyrénées » (Bérénice Dondeyne). Cette ADEPES conçoit et préfigure des outils d’évaluation et de valorisation de l’économie solidaire, en lien avec les organismes internationaux. De même « Territoires Responsables » (Alain Laurent) se définit son action comme telle : la personne au centre de la dynamique TER_RES (Agence Biera -Toulouse) « valorise les démarches territoriales innovantes, dont la responsabilité est à la fois commune, partagée et différenciée ». Parmi les initiatives toulousaines, Claira Landa a suscité la « Serre », une couveuse de chercheurs designers et artisans avec le soutien de la communauté d’agglomération (Economie sociale et solidaire-ESS) et Cyril Durant a initié un scoop « Océan bleu » dans la dynamique ESS. Le foisonnement était sans doute si riche que nous n’avons pas pu aller au-delà des présentations. Une autre fois…

 

 

Avec éthique ou sans étiquette

Le postulat de travail de « Créativités & Territoires », sans attaches territoriales fixes (si l’IAAT offre une localisation fonctionnelle sur le Poitou- Charentes, l’Institut Charles Cros pratique depuis 2006 des partenariats d’espace et de création – recherche nomades), mais circulant par étapes d’écoute, s’appuie fortement sur les initiatives culturelles qui nous semblent porteuses de potentialités multiples. Le caractère humain de ces initiatives à la croisée des bonnes volontés – redisons qu’en période de crise, les bonnes volontés ne sont pas légion…- permet d’évaluer la vivacité innovante à la mesure exponentielle (cachée, subtile, officielle) des lieux de notre passage. En pays agenais, mais accueillis par des personnes venues de villes et villages de Haute- Garonne, du Gers, du Lot & Garonne, nous étions introduits par des équipes de développement local, avec qui Jacky Denieul avait conduit des expériences de terrain lors du lancement des Clubs « Partenaires pour Agir ». La crise et les mutations financières ont rebattu les cartes de la départementale et de la régionale comme naguère, celles de la coloniale. Jean-François Pin explique cette révolution des méthodes territoriales, de la « planification » à une concertation de développement «durable », par le chevauchement de trois énergies de rupture : incertitude, précarité, compétitivité. De fait, les missions de l’INDL sont amenées à évoluer de concert, liant la recherche sur l’aménagement du territoire à la recherche en éducation. Doter les responsables « d’instruments de navigation » qui s’élaborent entre la géographie, la management de l’innovation, le théâtre et les arts appliqués… et peut être, dans certains cas, aller plus loin avec les arts de l’enregistrement, les arts vivants et les arts du récit. C’est un programme que nous avions tenté de mettre en œuvre il y dix ans et que la crise permet de réentreprendre.

 

Dans cette crise sécuritaire qui révèle une fragilisation de l’État, nous assistons à des réponses multiples issues de la société civile : consommateurs avisés, citoyens solidaires, créatifs culturels, militants de la mutation sociale forment des communautés d’engagement aux frontières floues. Ils ont en commun une attention à l’action concrète, à la philosophie du terrain et au futur « soutenable », dans une prospective qui tâtonne encore entre une générosité mondialisée et la qualité de proximité, dans des secteurs où les départs à la retraite dégagent des espoirs d’emploi : artisanat, formation continue, santé, accueil. Dans le paysage de l’entraide, les bénévoles, pour la majorité de jeunes retraités, restent attentifs aux pouvoirs publics, tandis que la jeunesse s’exprime dans des stratégies de rupture ou d’évasion. Entre « aller de l’avant », antienne essoufflée de l’Occident conquérant et les attitudes de « zenitude » tel que le suggère une mouvance inspirée de l’Orient contemplatif, les traits d’union résident dans les quatre descripteurs de : bien-être, qualité d’existence, créativité et respect de l’environnement. Les créatifs, œuvrant dans l’éventail large du terrain collectif (et non plus sur des process d’objectifs cibles comme le prônaient naguère les managers) animés de responsabilités d’intersection, deviennent, de fait, les acteurs, volontaires ou involontaires, du changement des représentations publiques…. bien au-delà des carences budgétaires des pouvoirs publics. Pour exemple, l’ingénieur Sylvain Lebosquain a créé un observatoire numérique « Mélisse »des initiatives de l’Economie Sociale et Solidaire et milite pour les « solidées », partage créatif des idées solidaires.

Taille des arbres et jachères plantées

Une des raisons d’être de la Plate-forme est de mettre autour d’une même table des expérimentateurs d’origine diverse : les militants des causes concrètes, pris dans le ressac des scléroses qui s’exacerbent en période de pénurie budgétaire, sont dans un tel engagement d’urgence, qu’ils ne prennent plus le temps de dialoguer entre leurs différentes mouvances, recréant parfois, à leur insu, des fonctionnalités hiérarchiques qu’ils entendaient combattre. La discussion agenaise a réuni ces arbres vivants aux écorces diverses : représentants de petites entreprises, du tourisme, d’associations environnementales, de l’université, de la philosophie (Café philo) et des arts (théâtre et architecture). Les éclats diffractés de ces récits autonomes, participent de l’expérience « Créativités & Territoires », qui correspond à une forme de jachère plantée. L’économiste Christian Lemaignan, relançait les dialogues de matinée, par la voie des comparaisons transversales (« Que vous ont apporté les expériences décrites en matinée ? »), nous permettant des analogies méthodologiques au- delà du plaisir de se retrouver « entre nous ». Un des participants a traduit ce nouveau cercle des écoutes d’autrui par le retour au «pourquoi de notre enfance » qui, au fil des ans, cède le plus souvent la place immense de l’espérance au cadre limité de l’intérêt immédiat…

 

Chercher d’autres sources de financement et convaincre ceux qui les détiennent de penser la richesse autrement, aider à structurer des personnes par la philosophie et par l’œuvre d’art, accepter les « espaces flous » des vies qui se déroulent, reconnaître le paysage comme un médiateur essentiel, c’est participer de l’élaboration d’un nouveau référentiel social.

 

Ces outils de mesure, analogiquement issus de la création artistique, font bouger désormais les normes :

– la relation tourisme/ruralité/citoyenneté sort bouleversée de la confrontation par le biais de l’accueil… si tout le monde joue le jeu de la convivialité, au-delà des expériences pionnières que sont les chambres d’hôte et des festivals (cf. la synthèse 18, Créativités & Territoires à Lyon – 30 avril 2010). Jacky Denieul a signalé les colloques pionniers sur les thèmes de l’accueil, organisés par « Ville-Campagne » à Clermont-Ferrand.

 

– la relation entreprise/monnaie/commerce passe par une coopération que les techniques (les tactiques) du marketing voire de dumping des années 1990, avaient délibérément occultées. Après les techniques de manipulation portées au pinacle des écoles de commerce depuis trente ans, on revient à des apprentissages de respect du groupe, de confiance et de prise de parole sincère…. Cette attitude porte des expériences telles que « Agir pour le Vivant » (Villeneuve-sur-Lot) aussi bien que le réseau international des « Créatifs culturels ».

 

– la relation beauté/sagesse/création de soi reprend de la vigueur au travers des transcendances expressives, qui puisent au-delà des formes de contrôle codifiées. Ces résurgences vitales nécessitent de vraies coopérations d’inspiration collective, menées en confiance avec les artistes. Ceux-ci ont des propositions urbaines, sonores, plastiques et visuelles à faire entendre… au delà des commandes des édiles. L’expérience de Bergerac menée en 2010 par un collectif d’architectes et de designers du cru aurait mérité une véritable considération locale.

 

– la responsabilité sociale passe par le dialogue intergénérationnel validé par des échanges de savoir. Ce dialogue espéré se construit sans doute par des jardins et des recettes partagées : odeurs saveurs et gestes. Mais si la parole circule entre des seniors et des enfants (les adolescents sont par nature plus rétifs) la question se pose de la transmission des savoirs « féminins » et d’une manière générale de la mixité des pratiques culturelles. « Réinventer son quotidien » se conjugue toujours à la « volonté de changer les représentations », Dans cette perspective, il faut penser la démarche interculturelle (et interreligieuse) comme constitutive d’un dialogue authentique et durable. Pour l’instant, la démarche « Créativités & Territoires » s’est peu exprimée sur le domaine spirituel, car laïque et apolitique (c’est à dire traversée de conflits), malgré des empreintes qui affleurent régulièrement au travers des représentations du collectif, de l’espace public et du relationnel.

 

 

Retrouver le « pourquoi de notre enfance »

Rappelons que la Créativité n’est pas une prière menée par une logique d’illumination (comme d’aucuns dans les années 1970 abusaient du terme de l’ « éveil » comme d’un mantra) ; par contre, cette attitude concrète, adaptative, généreuse et joyeuse, intervient comme un puissant antidote à la mutation sociale que nous vivons. Il ne s’agit pas « d’être créatif », comme l’injonction « Be free » des années hippies, mais de travailler ouvertement et de façon têtue à la mutualisation des connaissances et des différences. En effet, les choses construites ensemble ne peuvent durer que si elles se forgent un diagnostic sur leurs usages multiples et leurs imaginaires possibles. Tout ensemble structuré ne peut s’expliquer par lui-même, ni n’acquérir de valeur sociale qu’au travers le seul blason de ses chantres. Par contre le travail accompli vaut respect, ce qui va faire tomber bien des barrières entre bénévoles et institutionnels. La personne ou le groupe qui se prévaut de cette qualité (qui n’est pas une vertu : un escroc est un créatif) est d’abord un enfant brave, attentif à son bonheur et confiant des potentialités du monde qui l’entoure. Des mots puisés au vocabulaire de l’éthique pour une attitude résistante que le catastrophisme éditorial ambiant ne suscite guère. Rappelons la phrase de Gœthe, homme-orchestre des Lumières, en son poste d’observatoire extérieur à Valmy : « Le monde n’avance que grâce à ceux qui s’y opposent ».

 

Pour reprendre le débat d’Agen, il me semble important de rappeler que tout espace de création est d’abord un espace de jeu complexe (jeu entre le « je », le territoire et le collectif, toutes notions au demeurant fort obscures) avec des règles libres et des espaces de gratuité, même et y compris si, ce jeu fondamental (ce « grand jeu ») débouche sur de l’innovation sociale et de la richesse à partager. La création, ce théâtre fondamental, transcende un imaginaire colbertien passéiste qui découpe les parts d’un gâteau économique sorti tout chaud d’un four immuable. Elle offre comme les enfants le savent, le « côté obscur de la force », rétif à tout essai de contrôle. Si les régions se réveillent un jour, comme le suggère Jean-François Pin, dans une situation nouvelle de « concurrence » (à l’allemande) que l’État-Nation leur interdisait naguère, cela se fera dans une forme de confrontation dure avec les investissements internationaux, mais aussi dans une relation jubilatoire du dialogue public.

Le jeu des quatre espaces nécessaires

« Pourquoi ? » est comme le rappelle Jean-François Pin, la première question à se poser, avant même de postuler une gouvernance voire une responsabilité collective. La dialectique créative relève en ces termes d’une recherche fondamentale : la méthodologie qui se forge grâce à l’expérience de recherche « Éthiques de la Création » que nous conduisons à partir des différents observatoires (séminaires, Plate-forme, colloques, événements multiples depuis 2008), met en évidence que pour créer durablement il faut a minimaun socle de quatre espaces d’usage différents. Ce a minimasuggère deux/trois autres extensions, mais laissons-là pour l’instant. Ces quatre usages, comme naguère le chef-d’œuvre de l’artisan, le savoir-faire du bon ouvrier ou le génie de l’artiste (qu’il soit peintre, enseignant, médecin ou musicien…) fondent des relations de qualité plus que de quantité, des valeurs durables plus que des consommables. On n’a jamais construit de civilisation à partir d’un discours économique unilatéral. « Dieu est dans les détails », cet ancien dicton populaire donne une vraie saveur aux savants ouvrages contemporains qui alertent nos cadres formés au « signal fort », sur la valeur subtile des « signaux faibles » que la société nous adresse. Un film troublant, une peinture ou un livre profond ont fait bouger les choses aussi puissamment que les épidémies, les famines… mais dans le sens d’une guérison. C’est pourquoi l’optimiste café Philo d’Agen (responsable Annie Rodriguez) insiste sur le fait que leurs entretiens doivent « structurer les personnes ».

 

Les névroses, les blocages bureaucratiques (cf. Michel Crozier La société bloquée, 1970 et On ne change pas la société par décret en 1979), les comportements obsolètes, conduisent en effet les personnes, les institutions ou les territoires vers la dépression. Pour comprendre la nature de l’attitude créatrice (par sa nature très différente du « contrat d’objectifs »), discontinue dans ses effets comme dans ses promesses, les « intermittents du spectacle » apportent leur précieuse expérience, unique en Europe : faire lien certes, mais aussi et surtout, pour que ce lien soit solide, délier voir rompre des nœuds oppressants que la société régulièrement s’enroule autour du cou. Pourquoi toujours parler de lien ? s’est agacé le directeur du « Théâtre du Jour » Robert Angebaud (Agen) ; il semble plus pertinent de se poser des questions d’avenir et de liberté.

 

La prospective est en effet, avec la lucidité du diagnostic, une des composantes de la créativité ; c’est par ailleurs, la sensibilité et non l’amour-propre, qui permet la qualité de l’échange. Égalité de diagnostic, liberté de prospective, fraternité de l’écoute. Étaient présents en ce cercle agenais des hommes et des femmes de théâtre, de musique, de spectacle vivant. Georges Dhers parle de cette « affectivité » nécessaire aux grandes œuvres. Le sociologue Pierre-Michel Menger ne s’y est pas trompé lorsqu’il écrit dès 2006 son opuscule fameux : Portrait de l’artiste en travailleur (métamorphoses du capitalisme). C’est encore Michel Serres qui, dans un récent entretien radiophonique à France Inter, remarquait à propos du dictionnaire, outil incontesté de la norme du langage : depuis sa création par l’Académie française, ce dictionnaire, révisé tous les 20 ans, fluctue de quelque 300 mots et expressions nouvelles. Or, celui que l’Académie est en train de boucler, témoigne d’une entrée massive de 34 000 termes, signes incontournables de l’exode de la langue et des hommes vers un autre monde : il faut penser l’entrée dans le XXIèmesiècle en 2011-2014, comme les historiens ont situé l’entrée du XXème siècle en 1914-1917. Cette richesse lexicale atteste de l’inventivité d’un pays et de son ouverture sur le monde, à rebours ce médiocre vocabulaire économique (dont les économistes de métier se disent « atterrés »), scandé par les médias de grand tirage.

 

Dans le domaine de la construction politique (et paysagère) du monde qui vient, le ressaisissement des responsables publics et des dirigeants associatifs est de plus en plus lié. La question que pose Christine Dion (Service économique Région Poitou-Charentes) : « Comment faire évoluer une économie plurielle ? » pose la question de l’innovation sociale. Cette problématique pose à la fois la question des « modèles » et des « labels ». Nous constatons que les labels se multiplient sur les produits authentiques ou/et de qualité. Or le label est une forme de distinction qui fonctionne sur l’exclusion/inclusion, sur un modèle binaire. De même, il y a un « droit de l’innovation » (étudié dans certaines universités) alors que la créativité s’exprime le plus souvent comme un bien commun. Les registres de l’innovation et de la créativité sont le plus souvent distincts, des sociétés archaïques (qui se défient de l’innovation) aux sociétés numériques (qui dédaignent la créativité). Or, la responsabilité publique doit pouvoir réévaluer ses propres tabous : l’’art qui imite et qui transgresse à la fois, la science, « pavée d’erreurs fécondes » (Bachelard) sont des formes de recherche licites du vivant. Accepter des créativités multiples, c’est préparer des transgressions institutionnelles qui préparent des remises en ordre ou en sens. Le Prix « Territoires responsables » entend, pour exemple, fonctionner comme un dispositif de « valorisation active ».

 

Parmi les initiatives mutualisantes, l’association « La Marmite » animée par Ilona Bossanyi, valorise les talents des artistes installés dans la région et le « Théâtre École d’Aquitaine » œuvre également sur des territoires de proximité. Les décisions de développement œuvrent également dans le domaine des monnaies locales dont les sphères d’expérimentation touchent 5 000 territoires dans le monde, principalement en Amérique latine, en Suisse, en Allemagne et au Royaume-Uni. Dans le panorama français, plutôt réticent à ces expériences, le Languedoc et l’Aquitaine offrent un portrait inattendu et actif : Les Lucioles en Ardèche Sud, la Bogue en Ardèche Nord, la Mesure à Romans, l’Occitan à Pezenas et le Sol Violetteà Toulouse ont élaboré depuis peu des réseaux militants. L’association « Agir pour le Vivant » (Françoise Lenoble), présente sur cette rencontre, développe l’économie locale de Villeneuve-sur-Lot grâce une monnaie locale complémentaire, l’Abeille. Si l’Abeille vaut théoriquement un euro à son achat, cette monnaie est dite « fondante » car elle perd 2% de sa valeur tous les six mois, rendant inutile sa thésaurisation. Le produit de la fonte peut financer des actions locales ou d’entreprises villeneuvoises. « Agir pour le vivant » coordonne ses réflexions sur la monnaie à des débats sur l’environnement et les diversités du vivant.

 

L’historien d’art et médecin légiste Élie Faure, né à la porte du Périgord, n’écrivait-il pas voici un siècle : « Mieux vaut balbutier des vérités naissantes, que d’affirmer avec facilité des vérités évanouies » ? Les guetteurs intempestifs de la Gascogne, le géographe libertaire Élisée Reclus et son neveu Élie Faure, engrangent des « solidées » en Garonne.

 

 

Commerce des idées et expériences de terrain

Le monde s’exprime aussi à travers tous ses récits de rêve, tel que le pratique l’enseignant Gianni Rodari dans sa Grammaire de l’imagination, devenue en Italie (cet ancien espace d’Occitanie), depuis les années 1970 la Bible des éducateurs. Georges Dhers a présenté en après-midi son souhait de constituer une plate-forme plurielle « Créativités & Territoires » sur l’Aquitaine, dans un espace flou qu’il imagine entre Toulouse et Agen. Ce souhait, peut-être un peu vaste, mais présenté par la voix du cœur me fait repenser à la création officielle le 1 janvier 1776 à Agen, d’une société savante destinée à valoriser les Belles-Lettres, les Arts et les Sciences, et qui de huit membres d’origine, tous des hommes (dont le biologiste Lacepède), perdura vaillamment sur un siècle et demi d’existence. La société à laquelle aspire Georges Dhers est attachée à la diversité du progrès humain. Mais à la différence du passé, ce progrès mixte (il y avait une égalité hommes et femmes dans cette réunion du 16 décembre 2011) ne se définit plus en fonction des grandes valeurs d’idéal et d’ornement de l’esprit humain, mais accompagne des expériences créatives de terrain reliées par une éthique commune, quelque en soit l’origine religieuse ou philosophique. Par ailleurs, la proposition toulousaine de Georges Dhers, en accord avec Éric Sanner (Renaissens Consulting) ne s’attache plus comme naguère à faire connaître et à discuter des grands textes précurseurs des Lumières (biologie, philosophie, arts, agriculture… au XVIIIème siècle), mais à redonner confiance dans des « bonnes pratiques », valorisées dans un convivial «commerce des idées » interactif et « créatif ensemble ». Dans cette perspective, ce groupe émergent veut être attentif aux nouvelles formes du dialogue social, dont « les Colibris (Coopérer pour Agir) » lancés par Pierre Rabhi. Eric Sanner, consultant en intelligence collective, souhaite ouvrir des « forums ouverts » en Midi-Pyrénées en dialogues-ateliers de « grands groupes » (plus de cent personnes en cocréation collective).

 

Cette remarque en amène une autre, qui signe en creux les mutations françaises dans leur ensemble : le retour au sensible et au contrat social passent désormais par une véritable attention aux initiatives locales dans leur diversité (monnaies, arts vivants, clusters, innovations pédagogiques…).

 

Cette démarche est un indice sûr de vitalité d’un territoire. Chaque problème porte à son avers une « solution » autonome et attractive, qui redécouvre les solutions bricolées du terrain comme des potentialités de mieux-vivre : l’abeille, le vin, le livre, l’image et la promenade de découverte peuvent encore se mêler. Nous avons en héritage deux siècles de démocratie, menée au travers de combats fratricides, succédant en ces pays de Garonne à de longs siècles de tumultueuses cohabitations religieuses. L’actuelle fragilisation (ou la vente à la coupe) de ce qui était perçu naguère comme patrimoine national (matériel et immatériel), repose la question du bien public (voire du service public) que les citoyens du XXIème siècle traduisent de plus en plus souvent sous les termes de « créativité » responsable.

Pour ouvrir à 2012

L’agglomération agenaise, naguère isolée du tissu industriel national, peut faire émerger plus rapidement que naguère, des savoirs créatifs, si elle conjugue une agriculture diversifiée avec des formations et des services innovants : la « vraie culture » décrite par Serres se nourrit de richesses vécues et transmises, mises en forme lors du passage entre les rives technologiques, comme ce « Pont canal » qui ponctue la physionomie symbolique d’Agen au même titre que ses prunes.

 

Mais la création, comme la culture, si elle ne se décrète pas en Aquitaine comme ailleurs, se prépare par des pratiques multiples : elle émerge dans des îlots de confluence et se nourrit des espaces dont elle désherbe les berges. Les départements de notre France d’enfance recèlent des trésors de développement, inscrits dans les traces d’une histoire de traverse, qui se réécrit et se déploie au travers des personnalités et des paysages.

 

Cette volonté concrète d’aménagement réinvestit la forme rémanente des « leçons de choses » prônée par les instituteurs de la IIIème République… « Hommes de bonne volonté » des romans des années 1930… puis équipages télévisuels du vaisseau intergalactique « Enterprise » qui, depuis les années 1960, navigue d’étoiles habitées en mondes de découvertes.

 

Nous vous annonçons en cette année du Dragon, la prochaine étape expérimentale du programme de création-recherche fondateur, « Éthiques de la Création », étape qui reste liée au dispositif Plate-forme (via les premiers chercheurs associés Georges Dhers et Jacky Denieul et d’autres à venir) : dès janvier 2012, nous ouvrons sur des lieux divers (France & international) un séminaire de recherche coopératif et nomade relatif aux « Savoirs migrateurs comme Savoirs créatifs ». Comme pour les synthèses « Créativités & Territoires » mises en ligne depuis 2009, le site de l’Institut Charles Cros (coordinateur du projet www.institut-charles-cros.eu) servira de fidèle relais de ce déploiement, tandis que le site « Créativité et territoires » piloté par l’IAAT continuera de collecter les initiatives spécifiques nationales.

Nous vous souhaitons une bonne AAA….nnée 2012,
fertile en surprises heureuses,
d’envol d’abeilles
et
de rêves de caravelles de lumière.

 

 

Sylvie DALLET

Professeur des universités

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